Carmen tournait en rond depuis quelques heures. Ou alors quelques minutes. Elle n'avait plus aucune notion du temps. Elle était tellement inquiète...
Une minute après que Smith soit parti avec les deux poursuivants, elle avait remarqué qu'un véhicule sortait de chez elle. Elle avait tout de suite senti que l'un des deux était en grave danger. Voire les deux en même temps. Peut-être qu'elle aussi était mise en danger. Qui savait ?
Si ça se trouvait, Smith était mort.
Non.
Smith était vivant.
Smith allait bien.
Smith allait revenir.
Smith allait rester avec elle.
Smith allait arrêter de se mettre en danger.
Smith allait rester avec elle.
Smith allait rester avec elle.
C'était impossible que cela se passe autrement. Improbable. Inconcevable.
Le seul fait de concevoir qu'elle puisse l'imaginer mort, pâle et immobile, contrairement à sa personnalité pétillante et vive, lui était impossible. Jamais il ne s'était mis autant en danger. Jamais. Pour personne.
Ni pour elle, ni pour personne d'autre.
Enfin, de ce qu'elle savait.
Non, en fait, que savait-elle de lui ?
Elle enfoui sa tête dans ses mains. Elle ne connaissait même pas son prénom. Ni son nom de famille. Ni sa situation financière. Si son histoire personnelle. Elle n'en savait rien. Rien du tout. Juste ce petit mot Smith, qui n'était en fait, qu'un pseudo. Comme si elle vivait une relation virtuelle. Ça n'abouti à rien, les relations virtuelles. Jamais à rien. Rien du tout.
Elle étouffait.
Elle ouvrit une fenêtre, s'y accouda, épuisée.
Au bout de quelques secondes, elle en ouvrit d'autres. Elle était incapable de rester en place. Et elle croisa son reflet dans le miroir.
Il y avait quelques jours de cela, elle avait déjà regardé celle qu'elle était dans le miroir. Oui, c'était deux jours auparavant. Deux jours ? Non, une éternité. Ses yeux étaient bordés de cernes noirs. Ses iris étaient dilatés, brillants, comme si elle était sur le point de fondre en larme. Ses joues semblaient plus creusées, sa peau pâle. Ses cheveux étaient ternes. Elle avait l'air maigre et fragile. C'était pathétique.
Elle se gifla, du plus fort qu'elle pu.
Sa tête était lourde, gonflée d'inquiétude et de peur.
Elle étouffait.
Elle n'en pouvait plus. Il fallait qu'elle sorte. Qu'elle le cherche. Même quelques mètres aux alentours de la maison, peu importait. Il fallait qu'elle se mette au service de son retour à la maison. Elle couru avec précipitation vers la porte d'entrée, introduisit la clef, tremblante, et ouvrit la porte à la volée.
Devant, elle, Smith se tenait, haletant, trempé et gelé, croulant sous le poids d'Alec qui semblait avoir perdu connaissance.
- Salut..? dit-il d'une voix rauque.
- DIOS MIO ! hurla-t-elle en le prenant par l'épaule.
- Désolé, j'allais sonner, mais je suis un peu chargé, expliqua-t-il comme si tout était normal.
Il avait l'air d'être dans un sale état. Où avaient-ils trainé tous les deux ? Ils étaient trempés jusqu'aux os !
- Entre, vite, ordonna-t-elle sèchement.
Smith obtenpéra. Il avait compris qu'il était en position d'infériorité, à présent. Elle saisit Alec et l'installa sur le canapé, avant de l'enrouler dans la même couverture polaire où il avait dormi et de pousser le chauffage à fond, même si il faisait déjà très très chaud.
Elle respirait fort, comme à deux doigts de la crise de nerfs.
- Carmen...? demanda Smith.
Elle se retourna lentement vers lui.
- Qu'est-ce qui s'est passé ? fit-elle d'une vois plus aigue qu'à l'ordinaire.
Sans attendre de réponse, elle referma brutalement la porte et l'emmena dans le garage, le canapé étant pris.
- Installe-toi.
- J'ai fait un petit plongeon. Alec se noyait.
Alec, encore lui.
- Tu vas mourir de froid, à ce rythme...
- Tu vas mourir de chaud, à ce rythme, Carmen. T'inquiète pas.
Elle fronça les sourcils.
- Comment je pourrais ne pas m'inquiéter ? Tu t'es vu dans un miroir ? demanda-t-elle avec un pointe de douleur dans la voix. Tu as l'air... mal...
Il sourit. Très légèrement.
- Je vais bien. Ma veste, par contre....
Il souleva sa veste noire. Elle était percée de deux trous relativement proches qui menaçaient, par l'érosion des fils, de n'en faire plus qu'un gros.
Elle pâlit.
- Smith...
Leur regard se croisèrent, pendant quelques secondes. Ce fut Smith, qui détourna le regard en premier.
- Tu t'es fait tirer dessus...? dit-elle sans y croire, abasourdie.
- C'est pas grand chose...
Il souleva son t-shirt noir. Une longue éraflure rouge vomissait du sang à intervalles réguliers, sur le côté droit de sa taille.
Carmen se couvrit la bouche de ses mains.
- Carmen..., commença Smith.
Elle s'approcha de lui, comme pour lui faire une grande déclaration, mais se contenta de le frapper du plat de la main sur la joue, si peu fort qu'on ne pourrait vraiment pas appeler ça une gifle. Du fait, elle ne se sentait pas en droit d'être furieuse. Smith ne dit rien, fixa le sol.
- C'est rien, Carmen.
- Je peux te frapper un peu plus fort, tu sais, répondit-elle, presque calmement.
- Tu peux aussi me laisser me vider de mon sang.
L'expression calme de la jeune femme laissa place à un air douloureux, à la fois triste et déçu.
- Tu...tu...
Elle sentit qu'elle allait le frapper trop fort, alors elle fit volte-face et sortit de la pièce.
Pendant quelques minutes, Smith pensa qu'elle allait le laisser seul, mais elle revint avec des bandages, de l'antiseptique et des petits bouts de cotons.
- C'est des disques à démaquiller, mais ça fera l'affaire.
Elle se pencha sur la blessure, déglutit.
- Carmen, as-tu peur du sang ?
- Oui, répondit-elle honnêtement.
Puis, sans un mot, elle nettoya le sang, appliqua l'antiseptique, puis le bandage avec un peu de coton imbibé de désinfectant.
Smith la regarda faire, sans un mot.
- Je suis désolé.
Elle ne dit rien.
- Je suis blessé, et c'est toi qui dois t'en occuper. Vraiment navré.
Elle ne répondit pas.
Smith resta silencieux lui aussi.
- Je partirai demain, dit-il soudain.
- Non.
Ils se regardèrent pendant une longue minute.
- Ne part pas. Ça ne servirai à rien.
- Pourquoi ? Ils savent où tu habites. Où j'habite. Où Alec se rend. Je n'aurais même pas du revenir. J'aurais du aller chez Pete.
- Pete est un idiot. Il t'aurait mal soigné.
- Alors j'irais demain.
- Et si jamais tu te blesses encore ?
- Je me soignerai moi-même.
- Tu te soigneras mal sans moi.
- Ah, vraiment, tu crois ?
Sa remarque la blessa sérieusement. Il serait capable de se débrouiller sans elle, maintenant. N'est-ce pas ?
- Bien entendu, poursuivit-il, je ne resterai pas chez Pete. Je chercherai quelqu'un d'autre. D'aussi courtois que toi. Et toi, tu seras tranquille, Carmen. Tu ne seras plus dérangée par tout ces problèmes autour de toi.
- Qu'est-ce que t'en sais ? demanda-t-elle d'une petite voix. Si je suis dérangée par tout ces problèmes ? Tu ne me déranges pas.
Il rit un peu. Elle fixa la tâche rouge sur les bandages s'élargir plus rapidement.
- Je ne dérange pas, moi c'est sur, dit-il avec une pointe d'ironie. Mais je ne veux pas que tu aies à ouvrir à des inconnus à sept heure du matin en culotte. Que tu doives soigner mes blessures alors que tu as peur du sang. Tous ces trucs. C'est complètement stupide, voyons. Nous serions, l'un comme l'autre, plus tranquille chacun de notre côté, conclut-il en haussant les épaules.
- Vraiment ?
Elle le regarda droit dans les yeux, désemparée.
- Après un an passé avec toi, tu crois que je ne veux plus te voir ?
- C'est pour ça que d'habitude, je ne passe jamais plus de trois mois avec la même personne, se justifia-t-il en souriant, comme si ça changeait tout.
Elle fronça les sourcils. Aw... Son ventre lui faisait mal.
- Combien de personnes ont été avec toi ?
- J'en sais rien. Quinze, peut-être...?
- Alors pourquoi un an avec moi ?!
Elle avait crié, brisé l'ambiance morne et silencieuse. Elle était trop stressée. Trop en colère. Trop triste, aussi. Un peu.
- Parce que il y avait beaucoup de travail, par ici. Beaucoup de gens à aider.
Il s'alluma une cigarette. Il fumait quand il voulait avoir l'air cool. Ça lui allait pas vraiment en fait. Pas maintenant.
- Et donc moi, je suis l'hôte, c'est ça ? Pour te permettre de mener à bien tes petites missions ? Rien que ça !
- Tu as été quelqu'un de très bien, Carmen. Tu te rends compte ? Un an, franchement, merci.
Alors quoi ? Il allait lui décerner un diplôme ? "Pire cruche naïve que j'ai jamais connue" ?
- Alors c'est ça. D'accord. D'habitude, je suis honnête, murmura-t-elle. Alors je vais être honnête. Je pensais qu'on était amis, tous les deux.
- Je m'attache peu aux gens, Carmen, tu le sais bien.
Il se leva lentement, lui posa un main sur l'épaule.
- Tu m'oublieras vite. Je suis désolé de t'avoir fait vivre des trucs pareils.
Elle lui arracha la cigarette de la main, l'écrasa par terre.
- Te fous pas de ma gueule, Smith, ou peu importe qui, en fait ? Je ne sais rien de toi ! Et pourtant j'ai jamais rien dit ! Putain mais t'aurais pas pu prévenir avant ? "Eh, merci de m'héberger, mais je préviens, je me barre dans un an, alors toi aussi ne t'attache pas trop à moi!" ? Tu ne penses qu'à toi !
- J'aide les gens, Carmen. Je ne pense pas qu'à moi.
- Et moi, alors ?! Tu as déjà pensé à moi ?!
- Oui, beaucoup.
Carmen fixa son visage, incapable de répondre quoi que ce soit à ce qu'il venait de dire.
- Je m'étais dit que ça avait toujours marché ainsi avec les autres, que c'était pas grave. On s'engueule tout le temps, on se chamaille, on se taquine. C'est vrai. Je n'avais pas pensé à toi de cette manière. Désolé.
Alec passa la tête par l'entrebaillement.
- Merde, il se passe quoi, ici ? demanda-t-il encore tout endormi.
- Alec, prend tes affaires et installe toi dans la voiture. Carmen, je te l'emprunte. C'est la dernière chose que je te demande. Attend-moi là-bas, Alec, j'arrive.
Il se tourna vers la jeune femme.
- Tu t'en remettras, déclara-t-il fermement. Trouve-toi un job et un petit ami. C'est la première et dernière fois qu'on s'introduit chez toi de cette manière. Ne t'inquiète plus.
Elle repensa à son reflet dans le miroir. "Ne t'inquiète plus". Comme si c'était aussi simple.
- Tu ne peux pas revenir quand tout sera terminé ? demanda-t-elle comme à bout de souffle.
- On verra bien.
- Non, je veux une réponse. J'ai le droit à ça. Je veux savoir si c'est la dernière fois que je te vois. C'est important de dire adieu à un ami.
Il ne répondit rien. Il semblait épuisé. Cette discussion l'épuisait. Carmen l'épuisait. Elle était trop exigeante, elle lui en demandait trop. Il commença à rassembler ses affaires sans bruit, quelques documents et son ordinateur, nerveusement. Carmen le regarda faire sans un mot. Sa main droite tremblait.
Cet homme qu'elle connaissait depuis un an n'était qu'un inconnu.
Elle soupira, déglutit. Il semblait vouloir parler.
- Non, tu as raison de te taire, le coupa-t-elle séchement. Vas-y. Ça ne me ressemble pas de m'attacher de la sorte non plus. Au revoir, M. Smith.
Smith la regarda d'un air peiné. Elle fit volte-face, folle de rage, sortit de la pièce, monta dans sa chambre. Quelques secondes plus tard, elle entendit la voiture quitter la rue devant chez elle. Smith ne revint pas. Elle avait compris, que tout ce qu'il ressentait envers elle à ce moment-là, c'était de la pitié. Elle haïssait qu'on ai pitié d'elle.
Elle haïssait Smith.* * *
Pendant quelques minutes elle resta abasourdie dans le garage.
Quatre heures s'étaient écoulées. Elle avait dormi, un peu.
La lampe à lave bleue glougloutait à rythme régulier, lentement, et projetait des ombres étranges sur les murs.
Toute cette pièce, c'était lui.
Elle portait son odeur, elle était couverte de ses recherches, elles mêmes couvertes de son écriture, un peu moche.
Elle passa une main presque inerte sur le bureau, fit le tour des traces de marc de café du bout des doigts, jeta un coup d'œil nerveux sur le vide béant qu'avait laissé l'ordinateur au milieu de la pile de déchets. Le silence lui donnait envie de vomir. L'obscurité la détendait un peu.
Carmen appuya ses deux paumes contre la surface froide du meuble. Elle fixa l'espace vide entre ses mains. Ses épaules étaient prises de tremblements.
Pourquoi, alors qu'elle s'en était toujours foutu royalement des autres, qu'elle était allée jusqu'à abandonner sa famille (et surtout sa mère), sans scrupule, pour s'enfuir ici, pourquoi était-elle si dévastée par le départ d'un homme ?
Pendant les derniers mois, et elle s'en rendait compte avec douleur, maintenant, ses seules préoccupations, c'était lui.
À quelle heure rentrait-il, ce soir ?
Avait-il déjà changé de téléphone, ce mois-ci ?
Où était-il, là tout de suite ?
Putain, mais quand va-t-il enfin apprendre à ranger les assiettes dans le lave-vaisselle après les avoir utilisées ?
Dans la rue, devant la télé, dans son lit, en se réveillant le matin, en se couchant le soir, en mangeant, n'importe où. Il l'avait suivie comme une ombre, lui rongeant petit à petit l'esprit, prenant de plus en plus de place. Son sourire à la con, son humour à la con, ses remarques à la con, et sa vie d'ermite de merde !
"Trouve-toi un job et un petit ami."
Oh, ferme la.
Le tremblement de ses épaules s'intensifia. Elle s'accroupi lentement et posa son front sur le bord de la table. Son ventre se tordi, elle se sentit soudain submergée par une solitude indescriptible, qui l'engloutit, comme un raz de marée.Merde. Merde. Merde.
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M. Smith
AdventureNetMoney, l'entreprise qui a tout perdu, et dont la faillite à fait trembler les US. Le coupable n'est autre qu'un enfant de douze ans, Alec, qui possède un talent évident pour le piratage, et qui n'a aucune idée des conséquences de ses actions. Or...