4 - Opération manquée

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Ville de Langkah

Secteur Extra-Muros


La réalité s'avère bien pire que les hologrammes animés ; il y a l'odeur. L'odeur de suie, chargée d'ozone, puis celle de la poussière, âcre, qui recouvre lentement le quartier en ruine ; toutes mêlées aux effluves piquants portés par les vents venus de la raffinerie en flamme.

Les mains crispées sur la rambarde que les équipes de sécurité ont dressée en toute hâte pour tenir à distance les badauds, Marie ne peut s'empêcher de retenir sa respiration. Lorsque l'électricité est revenue, les équipements de son appartement se sont affolés et Alfred a craché des messages incompréhensibles. Les retransmissions holographiques ont commencé sur-le-champ, inondant la pièce de scènes terrifiantes. Les premières images, relayées par le réseau, resteront longtemps imprimées sur sa rétine : des gens couverts de suies qui hurlent et courent, des corps inanimés prisonniers dans d'énormes blocs de béton, des glisseurs renversés, des nuées de cendres... Non, des orages de cendres, partout ! Mais lorsque les vidéos ont affiché un bloc extra-M ravagé par la chute du transporteur, Marie a manqué de s'évanouir : c'est le quartier où vit son oncle Alain et sa famille. Elle a reconnu sans erreur possible le magasin qui fait l'angle avec le boulevard principal, cette petite boutique qui l'approvisionne en pièces détachées pour modifier son glisseur. Du moins ce qui en reste : le bâtiment est dévasté, tout le bloc d'habitations s'est effondré comme un château de cartes. Des gravats s'amoncellent dans la rue, des éclats de verre jonchent les trottoirs et une rangée complète de maisons a disparu, laissant un trou béant cracher une masse de fumée grasse, qui s'élève à l'endroit où des pièces carbonisées du transporteur se sont écrasées.

Des soldats de l'Amirauté s'affairent à dégager une personne ensevelie, inconsciente, voire pire. Un groupe de secouristes parcourt les amoncellements de débris dans l'espoir de retrouver des survivants sous cet enchevêtrement de poutres de métal et de morceaux de béton. Marie arrive finalement à desserrer son étreinte de la rambarde. Elle ne l'a pas remarqué, mais les jointures de ses doigts sont devenues blanches, pour avoir serré trop fort la barre métallique. Comme hypnotisée, la jeune femme remonte lentement la rue en se faufilant parmi les curieux. « C'est TURBA » les entend-elle échanger à voix basse. « C'est TURBA, je l'ai entendu aux infos ». Mais Marie s'en fiche. Que tout un réservoir de gula patiemment accumulé depuis une génération dans l'espoir de quitter Langkah soit parti en fumée : elle s'en moque. Le quartier de sa famille Extra-M est une ruine et cela la rend malade.

Les réseaux intercom sont réapparus en même temps que les transmissions holographiques, moins de cinq minutes après le crash. Pourtant, Alain, son épouse Camille et Alexandre ne répondent pas ses appels. Pire, leurs émetteurs refusent toutes entrées et cela, ce n'est pas normal. Le cœur battant, la jeune femme remonte la rue en longeant les barrières de sécurité et se dirige vers l'immeuble de son cousin. La situation y est dramatique et le désordre total. La police essaie d'organiser les recherches malgré la confusion. Les secours ne savent plus où donner de la tête, des habitants bravent le risque de nouveaux éboulements pour leur prêter main-forte. Les blessés s'accumulent — les corps sans vie aussi. Marie force le pas : la demeure de son oncle devrait se trouver au bout de la ruelle dont l'entrée, ensevelie sous les décombres, pointe à peine au coin du carrefour. Sans se préoccuper du danger, la jeune femme enjambe la barrière et se précipite vers le lieu en question. Elle rampe sous une poutre en équilibre précaire, se faufile entre deux murs affaissés l'un sur l'autre, puis joue l'équilibriste sur les débris branlants qui recouvrent des glisseurs stationnés. Finalement, elle réussit à se contorsionner pour passer au travers des derniers éboulis et rejoindre la ruelle. À peine a-t-elle sorti la tête des décombres qui entravent et masquent le chemin, que Marie se plaît à espérer. Cette zone légèrement en retrait du quartier semble avoir été épargnée de la catastrophe. Le morceau du transporteur est tombé plus au nord, au coin de la rue, pour défoncer le magasin central et arracher la première rangée de bâtiments. Les habitants sains et saufs du secteur sont tous sortis. Comme le passage d'où s'est extirpée Marie ne leur permet pas d'évacuer les lieux, ils tentent de passer par les arrière-cours en escaladant les murets qui les protègent du bruit de la ville, aidés par les habitants des quartiers voisins qui ont levé des échelles. En fait, de nombreuses maisons se dressent encore dans la grande impasse — presque toutes d'ailleurs — à peine éclaboussées par les retombées de gula enflammé. Tous les immeubles sont intacts, sauf celui d'Alain, dont les ruines s'éparpillent étrangement sous ses yeux. Seul un morceau de façade avec une fenêtre éventrée est encore debout, le toit de béton est enfoncé, et les ont explosé, littéralement, laissant apparaître des pièces entières ravagées par le souffle d'une déflagration monstrueuse.

TURBAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant