19 - Satori

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De Dingin à la Bande

Marie plonge le regard dans le miroir éclairé par un néon blafard et soutient celui de la femme qui lui fait face. Arc-boutée sur le lavabo, elle semble à bout de force : des traces brunes traversent son visage et s'effritent à la base de son cou. Les mèches de ses cheveux poisseux s'agglomèrent sur sa tempe où une vilaine blessure noire plisse son front. Ses yeux verts tranchent avec la crasse qui masque à peine des cernes violacés alors que ses lèvres sèches se craquellent et saignent. Elles se sont fendues à cause du froid ; Marie les humidifie du bout de la langue, puis elle décide de retirer le haut de sa combinaison pour se débarrasser de son odeur infecte. Elle s'escrime avec la salopette tandis que son poignet gauche douloureux lui rend la tâche difficile. Finalement, son débardeur ne vaut pas mieux et continue de lui coller désagréablement la peau. Elle laisse tomber la veste puante et ouvre le robinet sous le miroir. Le mitigeur crache un filet d'eau tiède, que Marie s'empresse de recueillir entre ses mains pour nettoyer au mieux ses joues couvertes de poussières. L'eau évacue le sang séché et la crasse dans un tourbillon sale ; Marie se frotte les yeux puis s'essuie le visage à l'aide d'une serviette propre : elle n'est pas plus présentable qu'avant.

— N'utilise pas trop d'eau s'il te plaît, j'en ai peu ! lui parvient une voix étouffée dans son dos.

Marie ferme le robinet et se regarde une nouvelle fois dans la glace : la jeune Intra-M est méconnaissable, enfouie bien loin sous les strates de fatigue. Elle semble avoir vieilli d'un coup et présente un air sombre qui contraste avec celui qu'elle affichait quelques jours plus tôt, lorsqu'elle s'inquiétait de ses courses de glisseurs et de son fourchettage. Marie soupire et détourne les yeux. Elle rabat d'un geste le battant pliant qui isole la salle de bain du reste de la cabine et sort de la pièce.

Le véhicule est deux fois plus étroit que son appartement dans les vaisseaux-capsules, mais il contient tout le nécessaire pour un voyage de plusieurs jours sans escale. L'arrière est composé d'une kitchenette adossée à la minuscule salle d'eau et s'ouvre directement sur la chambre principale. Celle-ci a l'allure d'un atelier de mécanicien : elle est encombrée d'un large établi où s'amoncellent des modules électroniques démontés tandis qu'un pan de mur est recouvert d'outils pendus à des étagères brinquebalantes. Le remorqueur tangue lorsque le sol meuble lui fait défaut, si bien que la jeune femme se retient aux barres accrochées au plafond pour éviter de tomber à chaque virage. Les objets s'entrechoquent à chaque sursaut du véhicule, quand ce ne sont pas des chiffons huileux qui s'échappent d'un panier suspendu. Un drone éventré trône sur la table et éparpille ses entrailles sur toute la surface disponible. Samuel a repoussé les tas de cartes électroniques pour allumer le terminal fixé sur l'établi. Il a branché des fiches et une nappe optique sur le bloc mémoire du canot de sauvetage et essaie d'accéder à son contenu à l'aide d'un tournevis. Le monde extérieur n'existe plus pour le pilote qui va et vient entre l'écran et le cube inerte. Il semble préoccupé, totalement absorbé

par sa tâche, au point de ne plus se rendre compte de la place qu'il occupe dans le couloir ; il ne prend pas la peine de ranger son tabouret lorsque Marie tente de glisser tant bien que mal dans son dos. Marie enjambe deux bidons d'eau potable et se faufile entre des cartons de nourriture lyophilisée. De l'autre côté de l'établi, une couchette à peine plus grande que celle de la capsule est dépliée à mi-hauteur. Justine l'occupe, adossée à de gros coussins, les jambes bien droites maintenues par des attelles de fortune. Sous la banquette se trouve encore la dernière bassine pleine de gazes souillées que Marie a utilisées pour laver les plaies de la technicienne. Par chance, « Benedict le Cornac » — c'est comme ça qu'il s'est présenté aux rescapés — possède une pharmacie conséquente et particulièrement bien fournie. Son remorqueur ne paie pas de mine et semble dater de l'époque du Phoenix, mais il porte un soin tout particulier à garder une trousse de secours dernier cri. Le Cornac s'y connaît d'ailleurs plutôt bien ; il a remis les fractures de Justine en place sans sourciller et montré à Marie comment configurer correctement la scolopendre chirurgienne. La bestiole chromée s'affaire toujours au pied de Justine ; elle est sortie de sa boîte en plastique grosse comme un poing pour analyser les différentes blessures de la jeune femme. À l'aide de ses dizaines de pattes brillantes, elle suture les plaies les plus petites et procure des injections d'antidouleurs. La technicienne dort encore, elle a perdu connaissance lorsque le Cornac a redressé son genou tordu. Marie lui passe la main sur son front brûlant : elle ne peut rien faire d'autre que laisser agir les antibiotiques et elle abandonne sa camarade à ses rêves fiévreux.

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