TURBA

9 - Le mur

Transporteur T21

Méridien de Dante

Le T21 file à toute allure dans le Galopin, il glisse plein nord en longeant le méridien de Dante, la ligne invisible qui marque la région du monde où la température de l'atmosphère dépasse en permanence les cent degrés Celsius. Sur cette partie du continent, le trait symbolique suit le parcours de la principale chaîne de montagnes, à peine visible depuis la colonie de Langkah. Bien avant les premiers contreforts montagneux, la température a commencé à monter, lentement mais sûrement, pour atteindre les soixante-trois degrés à l'extérieur du transporteur. Le vaisseau s'adapte au fur et à mesure et pour l'instant, seuls les climatiseurs sont actifs : l'air ambiant de l'habitacle oscille autour des trente-cinq degrés. Au cœur de la ville, il n'est pas rare d'atteindre des niveaux semblables de température, mais dans l'espace confiné du T21, il n'y a pas de vent pour rafraîchir l'atmosphère. Marie a quitté sa veste grise et l'a roulée en boule au fond de son sac, avec ses lunettes et son cache-poussière. Son débardeur lui colle désagréablement au dos, son pantalon aux cuisses, et elle essuie du plat de la main quelques gouttes de sueur qui perlent à son front. Désœuvrée et avachie sur un lit-banquette de la zone de vie, elle regarde son reflet dans la paroi brillante de l'habitacle. Les mèches rebelles de ses cheveux courts restent plaquées contre ses tempes, tandis que ses joues rosissent sous la chaleur. Son image déformée est traversée de perles de condensation qui s'écoulent le long des tuyères : les déshumidificateurs fonctionnent mal, Samuel a dû faire l'impasse sur cette révision lors de son dernier passage à l'usine.

Cela fait près de cinq heures qu'ils ont quitté les ateliers aéronautiques et malgré le Galopin, le voyage se déroule sans anicroche. Marie a eu le temps de se rendre à l'évidence : l'intelligence artificielle Daphné est une pilote hors pair. Malgré l'amabilité de Samuel et des prouesses de son IA extravagante, Marie se sent mal à l'aise : en plus d'être passagère clandestine d'un navire trafiqué, elle supporte mal le fait d'être dirigée par une IA azimutée et la nonchalance de Samuel. En fait, c'est peut-être cela, le pire : l'indifférence complète de SVP. Du coin de l'œil, Marie le regarde au fond de la coursive ; il a sorti un goban et des pierres de couleur pour les étaler sur le tableau de bord, et mène une intense partie de go avec Daryl sans se préoccuper du plan de vol. En fin de compte, le pilote hors pair se comporte comme un vulgaire passager !

Pendant la partie, Daphné souffle de temps en temps des indices à Daryl, ce qui a le don d'énerver le jeune homme absorbé par le jeu. Bizarrement, ce qui l'agace le plus chez Daphné, c'est qu'elle intervienne dans la partie — il le lui avait formellement interdit, à plusieurs reprises — au lieu de se concentrer totalement sur le pilotage du vaisseau. Pourtant, il y a de quoi s'inquiéter : lorsque Marie regarde les retours caméras sur les écrans de sa couchette, le transporteur valse et frôle des pitons rocheux immenses, tandis que les indicateurs atmosphériques s'emballent. Elle a beau reconnaître les compétences de l'IA, elle s'inquiète, de plus en plus mal à l'aise.

Marie soupire et s'impatiente. Cinq heures, c'est long, mais pas assez pour que sa fuite soit remarquée dans la colonie... Après tout, ils recherchent déjà un coupable pour la catastrophe, il est probable que tout le monde se moque de sa disparition. Sauf si à la suite de l'interrogatoire d'Alexandre, l'on souhaite lui poser des questions supplémentaires et qu'on ne la retrouve pas dans ses quartiers. Ce doit être comme ici, parmi l'équipage, où personne ne semble réellement faire attention à elle. « C'est peut-être le moment d'en savoir un peu plus » se dit Marie en jetant un œil aux affaires de son oncle. Si son intuition est bonne, son sac à dos doit renfermer des informations cruciales qui lui permettront de comprendre les problèmes dans lesquels elle s'est jetée sans réfléchir. Et avec un peu de chance, elle trouvera une solution pour porter secours à son cousin.