Chapitre 15

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Au fur et à mesure que les mois passaient, le ventre de Constance s'arrondissait de plus en plus, sous les regards inquiets de Claudine et de toutes les dames de compagnies. Seul son mari, Guy de Thouars, semblait ne pas prendre au sérieux les alarmes de ces femmes, et ne voyait que la perspective d'avoir peut-être bientôt un fils.

Mais dame Berthe tomba subitement malade. On ne sut de quoi exactement, mais la dame dut garder le lit sans interruption. Au grand désespoir de Constance, sa fidèle compagne s'affaiblissait jour après jour... Malgré tous les soins prodigués, son état se détériora. Mais tout ce que souhaitait Berthe pour le moment, c'était tenir encore suffisamment pour voir naître l'enfant de sa duchesse.

L'événement se produisit dans les derniers jours d'août, alors que la grisaille de l'automne frappait déjà aux portes du château. Les averses de fin d'été avaient complètement détrempé la cour du château du Bouffay et répandaient une humidité envahissante dans les pièces mal isolées. Cela faisait un certain temps que Constance gardait le lit, allongée, trop faible pour simplement s'asseoir. Avec quelques autres dames, je passais beaucoup de temps auprès d'elle. Claudine nous rejoignait souvent avec la petite Alix dans ses bras, qui se tortillait pour aller trottiner par terre. La jeune femme avait bien du mal à l'en empêcher, se demandant déjà comment elle ferait avec le second à venir. Et on disait que les garçons étaient encore plus turbulents que les filles...

Les premières contractions arrivèrent en pleine nuit, réveillant brusquement Constance. Elle appela aussitôt ses dames, qui dormaient dans la pièce d'à côté en prévision de cet événement. Claudine et moi fûmes vite averties et courûmes assister la duchesse. À notre grande surprise, nous vîmes bientôt arriver Berthe en personne, emmitouflée à la va-vite dans un manteau par-dessus sa chemise de nuit.

— Berthe ! s'exclama Constance. Vous êtes folle de vous être levée !

— Madame, je n'aurais manqué cela pour rien au monde, le Seigneur m'en est témoin ! lança la dame d'une voix faible, avant de se laisser tomber dans un fauteuil.

Les contractions durèrent encore toute une partie de la nuit, dans le château soudain en ébullition. Guy de Thouars avait été prévenu et faisait les cent pas dans sa chambre à la fois fébrile et excité. Il attendait cet héritier avec tant d'impatience ! Aucun homme n'étant toléré dans la salle d'accouchement, Étienne et Aubin – les deux valets personnels de la duchesse – se tenaient dans le couloir, ne sachant que faire, partageant leur inquiétude.

Pour Berthe, Claudine et moi, qui encouragions Constance comme nous le pouvions, la tension et l'angoisse grimpaient d'heure en heure. Nous voyions combien chaque contraction arrachait à Constance un cri de souffrance, la laissant à chaque fois plus faible qu'avant. La duchesse était aussi pâle que ses draps, le visage inondé de sueur. Ses cheveux défaits l'entouraient en désordre, ses joues semblaient s'être creusées profondément en quelques instants.

Toute la nuit, Constance cria, peina, se tordit sous la douleur. Une immense fatigue l'envahissait, la rendant plus exsangue à chaque instant. Nous étions peut-être aussi pâles qu'elle, impuissantes devant les souffrances qu'elle endurait et l'épuisement qui la rongeait. Nous épongions à tour de rôle le front et le visage en sueur, l'encouragions de la voix, nous tordions les mains d'angoisse. J'étais bouleversée par l'état de ma mère, terrifiée à l'idée de la perdre.

Enfin, au petit matin, l'enfant se décida à apparaître. L'une des sages-femmes présentes recueillit dans ses mains la petite fille qui poussa son premier hurlement avec les premiers rayons de l'aube. Constance ferma les yeux et soupira profondément. Aussitôt, nous l'entourâmes, la réconfortâmes. Son calvaire était fini, elle allait pouvoir se reposer autant qu'elle le voudrait. Claudine lui promit même de faire un barrage de son corps si jamais Guy de Thouars s'avisait de vouloir la remettre enceinte ! Constance sourit faiblement, mais n'eut pas la force de dire un mot.

Son époux, bien que désappointé que l'enfant fût une fille, n'en alla pas moins prodiguer ses compliments et ses vœux de rétablissement à sa femme. Il choisit également le prénom de l'enfant, Catherine. La petite fille fut confiée à une nourrice, en attendant de rejoindre la chambre qu'elle partagerait avec Alix.

Mais l'inquiétude ne retomba pas pour autant. Si tout s'était déroulé normalement, l'accouchement n'en avait pas moins durement éprouvé Constance, beaucoup trop. La duchesse s'affaiblit de jour en jour. Je ne quittais pratiquement plus son chevet, même quand Constance dormait, ce qu'elle faisait pratiquement sans cesse. Mais elle ne se réveillait pas plus reposée, au contraire.

Un matin, début septembre, elle réunit ce qu'il lui restait de force pour m'appeler.

— Yanna...

— Oui Mère ! dis-je en me penchant vivement vers elle.

— Yanna, je n'en ai plus pour longtemps...

Mes yeux se voilèrent de larmes, mes lèvres tremblèrent.

— Yanna, le testament de ton père, qui fait de toi l'héritière de Menezher... Dans un coffret, dans le dernier tiroir de l'armoire. La clé est au fond de mon coffre à robe, dans un sachet de toile.

Je me levai en tremblant et pris quelques minutes pour aller récupérer le document. Je le glissai dans ma tunique, puis revins m'asseoir auprès de ma mère, les larmes coulant sur mon visage.

— Je voudrais, Yanna, que tu me promettes une chose..., murmura encore la duchesse.

— Tout ce que vous voudrez, Mère, dis-je en prenant l'une des mains osseuses qui reposait sur la couverture.

— De tous mes enfants, tu es la plus grande et la plus courageuse, celle qui sait le mieux se défendre...

Constance fit une pause pour reprendre son souffle.

— Yanna, promets-moi de veiller sur eux..., reprit-elle. Arthur... Rien de bon ne l'attend sur le chemin où il s'est engagé. Essaye de veiller sur lui, je t'en supplie... Et mes filles, tes sœurs... elles sont si jeunes ! Ma pauvre Aliénor, je ne la reverrai jamais ! Mais, je t'en prie, veille sur mes deux petites...

— Oui, Mère, je le ferai, ne vous inquiétez pas, promis-je, le cœur broyé. Je m'assurerai qu'Alix et Catherine sont entre de bonnes mains, puis je retournerai en France où je ne quitterai plus Arthur, je vous le promets.

— Merci...

La duchesse ferma les yeux. Je sentais que je serais bientôt orpheline, avec une poignée de frère et sœurs sur qui veiller... Lourde tâche, mais je pouvais faire confiance à Claudine pour les petites filles. Quant à Arthur, vers quels dangers s'était-il embarqué ? Je me promis avec un serrement au cœur de ne jamais quitter le jeune prince d'une semelle.

Constance ne rouvrit pas les yeux. Elle s'éteignit le lendemain, 3 septembre 1201, à trente-neuf ans.

Tous s'y attendaient, mais la peine fut malgré tout immense pour nombre de personnes. Aubin n'eut pas trop de ses deux bras pour me consoler, moi qui restai longtemps prostrée dans ma chambre. De tous les valets, Étienne Penen fut le plus effondré. Il s'était profondément attaché à la duchesse, qu'il servait depuis son plus jeune âge. Sa famille avait toujours été au service des ducs, à ce que lui avait dit son père autrefois. Et il savait que son fils, Josse, continuerait à les servir lui aussi. Claudine fut grandement affectée elle aussi, mais Berthe ne s'en remit pas. Gravement éprouvée, la bonne dame alla rejoindre sa duchesse quelques jours plus tard.

***

La duchesse Constance quittait donc la scène, après avoir demandé la fondation de l'abbaye de Notre-Dame de Villeneuve où elle sera inhumée en 1225. Elle avait gouverné elle-même son duché pendant une quinzaine d'années, depuis la mort de Geoffroy Plantagenêt. Les dangers et les difficultés s'étaient succédé, mais toujours elle avait gardé la tête haute. Elle se souvenait certainement de son père chassé de son trône par le roi anglais, et avait tenté de maintenir son duché hors de toute dépendance, bien que cela n'eût pas toujours été évident ni possible.

De toute l'histoire de Bretagne, seules deux duchesses eurent l'occasion de gouverner par elles-mêmes, dans des contextes à chaque fois des plus mouvementés. Bien que moins connue qu'Anne, Constance de Bretagne est pourtant l'une d'elles.

La Dernière chevauchée, Tome 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant