Chapitre 1

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« Oyez, oyez ! » clamait un ange en brandissant des journaux, « Mesdames et Messieurs ! Les nouvelles sont importantes ! Une pièce et vous serez informés ! »

  Une vieille dame arracha un des torchons et déposa une pièce déformée dans la main libre du crieur de journaux qui la glissa aussitôt dans sa bandoulière. Elle se mit à parcourir des yeux le papier dans l'espoir qu'il lui en apprenne plus sur ce qui agitait le Paradis depuis une semaine déjà ; hélas, elle n'en sut pas davantage et s'en voulu d'avoir gaspillé inutilement ce qui devait constituer son déjeuner. Tant pis, se dit-elle, je demanderai des légumes aux Hernandez. Elle fourra le journal dans son sac puis reprit sa route d'un pas pressé, car en ces temps-ci il ne valait mieux pas trainer.


« Nous ne pouvons pas avancer grand-chose mais sommes tout de même en mesure de confirmer qu'il s'agissait bien de meurtres » lut Lahela en balançant la une du jour sur la table-basse de sa suite. Elle et Théo se trouvait dans un salon faiblement éclairé propice à ce genre de conversations.

  - Rien. Juste ça, déclara-t-elle. Le reste de l'article n'est que balivernes.

  - Tu t'attendais à quoi ? demanda Théo d'un ton las.

  - Je ne sais pas ! Un peu plus. Je pensais que les gens s'interrogeraient sur le gouvernement, qu'ils seraient distants, fuyants... Or rien de tout ça. Ils lui font confiance ! Les gens se cachent sous l'aile de la Couronne alors que...

  - Parle un peu moins fort.

  Lahela était déçue, tout comme Théo, ils le constataient mutuellement. Tous deux avaient espéré voir une plus vive réaction de la part de la population mais celle-ci s'était montrée passive. Les anges étaient prudents, ils ne sortaient plus la nuit et évitaient de se retrouver dans des quartiers peu fréquentés ou dans des bars à moitié vide. C'était tout. Ils n'essayaient pas de se défendre ou de riposter d'une quelconque manière face aux mystères qui s'accumulaient. Des gens disparaissaient, des maisons brûlaient... Le Paradis avait pris des allures froides en ce début d'été.

  - Ne voient-ils donc pas que les rondes incessantes des gardes n'ont pas pour but de les protéger ? implora-t-elle. Comment tu veux qu'on sauve un peuple maussade, buté et débile !

  - Arrête. C'est pas d'leur faute, tu l'sais très bien.

  - Si on commence à se demander à qui c'est la faute on ne s'en sortira jamais. Il faut qu'ils se lancent ! Des gens doivent prendre les commandes ! Les révolutions ne se font pas toutes seules, il faut des leaders !

  - Donnons-leur le temps. Il leur en faut pour mettre des choses en place. Et puis...

  - Quoi ?

  - On était comme eux au début. On l'est toujours un peu, d'ailleurs. C'est normal d'être sceptique à l'idée de renverser le pouvoir, on est peut-être les mieux placés pour le savoir.

  Théo essayait du mieux qu'il pouvait de tenir un discours calme et de relativiser un peu les choses. L'ambiance entre Lahela et lui s'était nettement tendue ces derniers temps du fait des risques qu'ils prenaient et du danger constant dont ils devaient se méfier. Alors une dispute aurait été très malvenue.

  - C'est vrai. Mais il y a un moment où on a dû faire un choix, et j'espère juste qu'il en sera de même pour eux, se contenta de répondre Lahela d'un air absent.

  - Ce qu'il faut c'est un élément déclencheur.

  - Tu comptes jouer avec les émotions de tout un peuple ?

  - La Couronne le fait, elle. C'est pour leur bien de toute façon.

  - Si une guerre éclate, des tas de gens vont mourir. Surtout que ce ne sera pas la dernière...

  - C'est toi qui doutes maintenant ?

  - Je ne doute pas, Théo. Je réfléchis simplement aux conséquences de nos actes et à leur portée.

  La discussion s'arrêta là. Lahela s'en alla pour rejoindre son cours de combat tandis que Théo demeura un instant assis. Il avait déjà oublié les paroles échangées avec son amie, car il songeait à autre chose. Et bien que cette chose ait un rapport avec le gouvernement du Paradis, elle lui était totalement indépendante. Cette chose était une personne ; cette personne était Ambroisie. Il était perplexe quant aux sentiments qu'il éprouvait pour elle. Amour ? Attachement ? Il n'en savait que trop rien. Il s'agissait surtout d'un dévouement extrême et d'un trop plein d'affection. S'il l'avait pu il serait resté avec elle, or cela n'aurait pas été une bonne idée. Ainsi il l'avait confiée à un démon, abandonnée, correspondait mieux au regard qu'il portait sur son propre geste. Bien que Yanis et Théo aient été rapprochés dans le passé par l'intermédiaire de deux sœurs ennemies – longue histoire - tous deux étaient très différents, on pouvait même dire que l'un était le Yin et l'autre le Yang. 

  Cependant lorsque Théo avait revu Yanis en France quelques semaines auparavant, il avait été surpris de sa bonne humeur. Il a l'air bien dans sa tête, s'était dit Théo. Il est conscient des choses, il ne lui ferait jamais de mal.

  C'était donc à l'issue de ce bref résonnement que Théo s'était décidé. Yanis protègerait Am jusqu'à ce que la tempête se calme. Quand se calmerait-elle ? Il n'en avait pas la moindre idée. Par manque de temps il avait opté pour la seule solution qui s'offrait à lui le fameux soir.

  Depuis une semaine, la fille qu'il croyait aimer se trouvait entre les mains d'un démon... Et il commençait à regretter son choix.


  Lahela pénétra dans la pièce généreusement éclairé d'une forte lumière blanche qui faisait office de centre d'entrainement couvert. Elle fut surprise de ne pas y trouver son professeur mais à la place un petit homme maigre et vipérin.

  - Bonjour, dit-elle en cachant au mieux le dégoût qu'elle éprouvait à son égard.

  Elle avait croisé cet individu à maintes reprises dans les couloirs du Palais, à chaque fois son visage était revenu la déstabiliser lors des nuits suivantes.

  En tout cas il était impoli car il ne lui répondit pas et poursuivit sa déroutante fixation sur elle.

  - Approchez.

  Sa voix n'augurait rien de bon.

  - Voyez ce nouvel armement dont vous fait cadeau notre très chhhère et bien-aimée Couronne du Paradis, récita-il en pointant de son long doigt venimeux des objets entassés sur une table en acier.

  - On m'avait dit que ça arriverait ce matin, dit Lahela d'un ton aussi neutre que possible.

  - Je ssais, reprit-il en se mettant à tourner autour d'elle d'un pas lent et menaçant. C'est pourquoi nous ssommes ici. Ne trouvez-vous pas tous ces biens prestigieux ?

  - Oui, ils le sont.

  - Nous ssommes d'accord sur ce point. Ne croyez-vous pas que pour les mériter il faut sss'en montrer digne ?

  - Si la Couronne m'en fait part c'est que je dois bien l'être, non ?

  - Ssans nul doute. Mais êtes-vous ffidèle à votre Couronne ?

  - Où voulez-vous en...

  - Chuuuuut ! siffla-t-il tel un serpent en furie en se rapprochant encore plus de l'ange terrifiée. Pas un mot, chuuuuut. Voilà, c'est bien. Nous allons nous en tenir là pour aujourd'hui. Mon message est passé, je crois. Je peux m'en aller l'esprit tranquille ? Répondez ! s'écria-t-il.

  - Oui.

  Et cette fois Lahela sut que sa voix trahissait la peur qu'elle éprouvait à cet instant.

  - Alors je m'en vais. Et tout sse termine bien... Mais il n'en sssera peut-être pas toujours de même.

  Dans les ruelles du Paradis soufflait un vent annonciateur de mauvais temps. Une tempête se préparait, le décompte avait commencé.

Ombre & Lumière Tome 2 - La Cascade d'Entre les MondesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant