Chapitre 31

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Nous sommes à la mi-juillet, en plein cœur des Caraïbes. Aujourd'hui la mer est agitée et écrire me donne envie de vomir, mais ça me démange tellement que je suis prête à prendre le risque. De toute façon je suis toute seule dans ma cabine donc, dans l'éventualité qu'il se passe quelque chose de ce genre, cela restera secret. Les meubles et les objets tremblotent, les cloisons et le plancher grincent... ce sont tous ces éléments qui me rappellent que je suis à bord d'un navire de pirates. Je n'ai pas mis pieds à terre depuis plus d'une semaine et je ne l'ai aperçu qu'une seule fois : c'était avant-hier. Le cuisinier, Mr John, était venu frapper à ma porte pour me prévenir que nous approchions de l'île de la Tortue. J'avais alors accouru sur le pont pour ne pas louper cet endroit qui avait le don de raviver les esprits de ces pirates endormis. Des souvenirs paraissaient leur revenir et ils semblaient heureux, même à des kilomètres de la « Tortuga de mar ». Mystérieusement, bien qu'ils aient eu l'air de mourir d'envie de s'y rendre, aucun d'entre eux ne s'est risqué à proposer une escale. Quelque chose les en empêchait, dans le genre malédiction.

Au bout de quelques minutes la terre a disparu et il n'y a plus eu que la mer, à perte de vue.

Durant ces derniers jours nous avons revus d'autres navires, les pirates arboraient toujours la même inquiétude et l'Epave des flots était gagnée par une agitation que je connaissais déjà ; seulement ils ne semblaient pas s'en rendre compte. On aurait dit qu'ils avaient oublié les événements de la veille et de l'avant-veille et ainsi de suite. Ils ne se souvenaient que de l'essentiel : leur mission, à savoir nous mener, Yanis et moi, jusqu'à une déesse.

Je n'ai plus posé de questions au capitaine, du moins aucune à laquelle je savais à l'avance qu'il n'aurait pas réponse. Je me rappelle avoir demandé comment se nommaient les vents qui nous portaient depuis le début du voyage et exigée cordialement des précisions quant au fonctionnement du navire. J'ai appris qu'un puissant vent d'Est et des courants violents influaient sur notre trajectoire et que d'après les couleurs orangées que prenait le ciel peu avant le crépuscule, il allait bientôt faire très mauvais. J'ai toujours admiré les gens qui pouvaient prévoir le temps qu'il allait faire plusieurs jours à l'avance, mais quand Jacques Moineau m'a pronostiquée une tempête, mon visage a dû être tout sauf de admiratif.

Malheureusement il ne s'est pas trompé. Le surlendemain, en fin d'après-midi, la mer a commencé à remuer dangereusement. Le soleil sombrait tandis que les vagues se faisaient de plus en plus hautes. J'ai dû quitter le pont de peur de passer par-dessus bord ; il y avait de l'eau de partout si bien que j'avais du mal à tenir debout. En descendant les petits escaliers qui menaient à l'intérieur, j'ai dégringolé et me suis retrouvée sur le dos, une jambe tordue sur le côté. J'ai certes eu un peu mal mais la douleur s'est atténuée au bout de quelques minutes et j'ai pu constater que je n'avais rien de grave. Je me suis enfermée dans ma cabine et j'ai failli pleurer. Oui, pleurer, parce que j'étais seule, que personne n'avait été là pour m'aider à me relever et que j'avais affreusement peur de finir engloutie par la mer. Où était Yanis ? Est-ce qu'il allait bien ? Pourquoi ne venait-il pas au chaud avec moi ?

Ici son statut de démon ne lui était d'aucune utilité. Il n'était juste que deux bras et deux jambes supplémentaires pour aider l'équipage à nous éviter un naufrage.

En vérité, ce navire avait déjà coulé ainsi que tous les pirates présents ce soir-là et j'avais la conviction que cela ne pourrait plus se reproduire, cependant rien n'empêchait qu'il arrive quelque chose à l'un de nous deux.

Je me sentais protectrice envers Yanis, mais aussi et surtout égoïste. Je voulais le garder pour moi, je voulais qu'on sauve nos peaux tous les deux. J'étais en colère contre lui de prendre des risques inutiles pour aider des fantômes alors que moi j'étais vivante et que j'avais besoin de lui. Je me suis donc sentie très faible. J'étais à l'abri dans une cabine et je me plaignais, j'avais besoin d'un garde du corps. Est-ce que c'est ce que je suis ? Une femme qui a peur ? Une femme pleurnicharde ? Une femme qui a besoin de la protection d'un homme et qui semble ignorer le sens du mot fierté ?

Ombre & Lumière Tome 2 - La Cascade d'Entre les MondesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant