Installer le premier parcours prend une demi-heure tout au plus: calculer au centimètre près les foulées, mettre les barres à la bonne hauteur, faire tenir les décorations, planter les numéros d'obstacles. Refaire et modifier une fois de plus parcours. Tout est si beau qu'on dirait un paysage en maquette.
J'en ai fais pas mal, des concours dans ma vie, et jamais je n'avais encore participé à la préparation. C'est super long! Ce travail demande une bonne maîtrise et un boulot minutieux de partout.
Le soleil commence tout juste à se lever, alors que les premières voitures suivies de vans se garent sur la grande étendue d'herbe, tondue la veille. La rosée du matin apparaît sur les pneus des véhicules. La première épreuve commence dans une demi-heure, c'est la Prépa 50cm. Tous types de chevaux et poneys descendent un à un des ponts, c'est rigolo de les regarder faire. Moi, je passe à quatorze heures trente en Club 2(85cm), je veux bien recommencer doucement, mais c'est mon minimum! D'abord parce que je trouve que soixante dix centimètres c'est abusé, que c'est toujours un peu sous côté, et puis parce qu'Azzaro m'a dit que s'il n'y avait pas de challenge, il ne sauterait pas. Voilà l'inconvénient de pouvoir lui parler, il fait du chantage! Tout le monde a beau rétorquer qu'on ne marche pas au chantage, si c'est pour ton désir, tu finis toujours par céder.
Le ciel est superbe: les quelques nuages d'octobres sont rose oranger, éclairés par le soleil. L'atmosphère est chaude, tout devient orange ou rose, alors que le premier cavalier saute son premier vertical de la journée. C'est un enfant d'environs douze ans, il monte un magnifique double poney pie overo. C'est tout bizarre pour moi, cette sensation. Je me revois à son âge, même si j'étais déjà personnellement sur les Prépa un mètre, j'avais cette patate, qui me donnait toujours envie d'aller plus haut. J'avais cette innocence dans la tête, celle qui disait: " Va toucher les nuages, c'est possible, envole-toi, avec Scoub." Cette phrase, je la connais tellement par cœur qu'elle aurait pu rester gravée sur ma peau, pas une fois je n'aurais eu à la lire pour en connaître chaque détail de lettre. Elle me manque, ma belle alezane, je n'arrive pas à l'oublier, ne serai-ce plus d'une journée. Dès que je suis seule avec mes pensées et ce putain de souvenir qui revient en boucle, je sombre dans le désespoir. Pourquoi c'est le genre de chose qui n'est arrivé qu'à moi? J'aurais préféré faire la une des journaux avec une meilleure image que "Drame du côté de nos cavaliers français, ce lundi 19 août..." Une gentille larme coule sur ma joue gauche, puis droite. Un sursaut de joie passe à travers mes larmes. Il n'y a que moi qui porte cette aventure si lourde sur les épaules, mais évidement, c'est plus facile de vivre sans ce bordel dans ton crâne. Ton manque qui revient, le sentiment de sa tête inerte dans tes bras. Et ce camion que tu vois arriver, qui l'emmène loin de toi. Ce camion que t'a envie de foutre en braise, celui qui vient juste pour déchirer des cœurs encore plus, qui se charge de te détruire à bout de cendres brûlées.
La sonnerie du départ me tire de cette pensée affreuse, je m'assois seule dans l'estrade pour le moment presque vide, et je regarde la cavalier faire son entrée.
- Qu'est-ce qui ne va pas ma belle?
Mon regard brouillé de larmes se dirige vers la douce voix. Anne se tient a quelques mètres de moi, tout en bas. Je lui demande de laisser tomber d'un bref geste de la main. Elle ne se désarme pourtant pas et vient se coller contre moi, me serrant dans ses bras. La peine, elle ne l'a pas vécue elle. Ce souvenir qui te revient encore et encore, qui te tient le ventre comme jamais tu n'as eu mal...
- Raconte-moi.
Ce n'est pas bien long, mais je ne sais pas si un jour quelqu'un pourrait comprendre le calvaire que c'est, cet enfoiré souvenir.
- Scoub... Elle me manque.
Quatre mots, c'est tout ce que j'arrive à prononcer, sans la regarder. Sans un mot, elle resserre son étreinte et blottie sa tête sur mon épaule. Mes cheveux sont relevés en queue de cheval, soigneusement nouée avec un ruban bleu, de la couleur de ma nouvelle veste de concours. Parfois, même souvent, j'ai honte de mes réactions, j'ai honte de ce que je suis, de ce que je fais. Souvent, je me fais honte, je ne sais toujours pas d'où vient cet enfer de vie. La légende dit que dans notre vie, on ne se souvient que d'un seul cheval, parmi tant d'autres. Dur à croire, hein? Il n'y a qu'un seul cheval dont on se souvienne réellement. Difficile de me mettre la réalité dans le nez, mais je ne parvient pas à réellement aimer Azzaro.
Un léger frisson traverse mes veines et me glace le sang, je viens de le faire. Je viens de mettre tout au clair dans ma tête. Je viens de me mettre la réalité en plein dans la tronche, comme une belle gifle. Je n'arrive pas à aimer Azzaro, et je ne pourrais jamais jamais, jamais au monde l'aimer autant que j'aimais Scoub.
En parlant de Scoub, une chienne que je connais bien grave les escaliers en me regardant, la langue pendante. Anne se décroche de moi à ce moment là et attire mon attention en gardant sa main chaude sur mon épaule. Je tourne alors la tête, regarde la main, puis remonte jusqu'au reflet bienveillant de son visage. Je me rappelle alors avec amertume l'inquiétude que me procurait cette dernière, lorsqu'elle souriait.
- Bonne chance, fini-t-elle par déclarer.
Elle se lève et de mes yeux mouillés je suis ses pieds, qui descendent les marches. Le souffle saccadé de Scoub me réveille, elle est en train de s'asseoir à mes côtés. Je pose alors une main sur son épaule, et la flatte distraitement. La cloche sonne à nouveau, le premier cavalier laisse la carrière au deuxième.
Ainsi, la première épreuve se termine sous mes yeux séchés, la main dans le long poil de ma chienne. C'est une fille vêtue de rouge sur un tout petit palomino qui gagne. J'apprends par le biais du micro que c'est une fille de l'écurie, pourtant je ne me souviens pas du poney. En même temps, rares sont les fois où je passe dans l'écurie des poneys en journée. De l'autre côté de la carrière, une main s'est levée et me lance des appels, je me résigne donc à me lever, imitée aussitôt par ma chienne. C'était Boy, je ne sais pas ce qu'il me veut. Sur le chemin, je croise la gagnante, je ne me garde pas de la féliciter.
- Merci, bonne chance à toi pour tout à l'heure! Je n'aurais pas le temps de rester te regarder...
Je hoche la tête et continue mon chemin. Quand j'arrive enfin à la hauteur de mon frère, il a une tête d'affolé.
- Qu'est-ce qu'il y a pour que tu fasses une tête pareille?
- Fais genre que t'es ma petite amie s'il te plaît.
Tout de suite, il me fait une accolade plus qu'amicale et fais semblant de m'embrasser en restant à quelques centimètre de ma bouche. Je ne comprends pas bien pourquoi il fait ça, mais pour le mettre dans un état pareil, ce ne doit pas être pour rien. Je l'interroge des yeux, tandis qu'il évite mon regard. Je hoche un sourcil, pour le provoquer. Il n'en a strictement rien à faire. Pour finir, il se relève en souriant amoureusement. Il prend alors ma main et me tire de la foule.
- Non, attends Boy! Dis-moi tout de suite ou j'arrête.
Il se retourne et souffle d'agacement, visiblement énervé.
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Azzaro
General FictionLes riches, non merci. Alors se faire adopter par un couple typé ultra-riche, c'est le comble. S'ajoutent à cette mascarade un garçon insupportable et un cheval... étrange. #1 dans la catégorie Chevaux, dans la catégorie Animaux et Cavalière ~ Co...