VI

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Julie s'était assise sur la terrasse d'un café et blaguait avec Yves, les yeux rivés vers l'entrée du club. Elle s'était habillée d'un jean, un t-shirt et une veste passe-partout. Rien ne trahissait son statut de policière.

La nuit tombait. Il n'en fallait être que plus attentif. Heureusement, grâce à l'éclairage public, les rues étaient assez claires.

- On ne va pas l'avoir, Julie... Dit Yves avec anxiété.

- Pourquoi dis-tu cela ?

- Parce qu'il nous a sûrement vu. Et puis... Rien ne dit qu'il soit ici ce soir. Ton raisonnement a été intuitif.

- Alors tu veux que nous allions voir ?

- Notre présence le mettrait en alerte, s'il est là. Et puis il est intelligent. Cette salle a deux fenêtres qui donnent sur une cour. Il est à l'aise pour fuir.

- Il y a des policiers de l'autre côté.

- Mais nous n'avons pas son signalement. Nul ne sait à quoi il ressemble.

- Nicolas est dans la salle. Il nous dira à quoi il ressemble en sortant.

- Et crois-tu qu'il aura réussi à prendre une photo ?

- Tu sais que toutes les demi-heures, il m'appelle pour me dire comment cela se passe. Lui abandonne toujours rapidement, ce qui fait qu'on ne fait pas attention. Mais il vient de me dire qu'il n'avait toujours pas réussi à prendre une photo et qu'il pense qu'il ne pourra pas le faire. Il n'y a aucune vidéo, ni caméra, ni journaliste. En entrant dans la salle, on dépose même son portable dans une caisse. Mais il m'a dit qu'il observait avec beaucoup d'attention l'As pour pouvoir ensuite nous aider à établir un portrait-robot, s'il nous échappe encore.

- Eh bien, nous avançons ! Même si nous le ratons nous saurons à quoi il ressemble, ce qui n'est pas négligeable.

- Yves, ne baisse pas les bras. Attends deux minutes, il m'appelle.

Pinçant des lèvres pour marquer son anxiété, elle sortit son portable de sa poche et décrocha :

- Allo ?

- Julie ? C'est encore Nicolas.

- Comment c'est, à l'intérieur ?

- Incontestablement, il est doué.

- Il triche, Nico !

- Eh bien il est doué pour la triche. Nous arrivons aux dernières manches. Il n'y a que deux ou trois tégneux qui n'aient pas abandonné. Mais je ne crois pas qu'il triche aujourd'hui. Il a tout gagné par un bluff spectaculaire. Et une paire d'as, une fois. Mais on commence à connaître ses habitudes...

- Alors il va bientôt tricher. Est-ce qu'il a des gants ?

- Oui mais comme tous les joueurs ici présent...

- À quoi ressemble-t-il ?

- Pas moche, franchement. Une belle gueule ! Après comment te le décrire... Brun. Il a des lunettes de soleil donc je ne vois pas ses yeux. Des traits fins.

- Oui mais... Comment est-il habillé ?

- Je ne le vois pas très bien. Attends je me décale... Et merde !

- Quoi ? Nico, quoi ?

- Je crois qu'il a compris que je l'observais... Pour tout te dire et très vite, il est vêtu d'une veste en cuir, un jean troué au genou et... Bon faut vraiment que je remette le portable dans la caisse. Ça va recommencer Je te rappelle tout à l'heure. C'est la fin, là.

Et il raccrocha d'un coup sec. Surprise, Julie regarda l'écran de son portable avec un serrement au cœur.

- Qu'est-ce qu'il t'a dit ? Questionna curieusement Yves.

- Veste en cuir et jean troué. Avec ça on va aller loin. Ah non ! Nico n'a pas les réflexes d'un policier. C'est bientôt la fin : tenons-nous en alerte !

Et ils reprirent leur poste. Mais cette fois-ci, ils ne riaient plus. Ils avaient maintenant la certitude que l'As était ici et étaient résolus à l'arrêter.

Dans la salle, l'As faisait tourner les cartes. Plus vite. Adroitement. Joueur. Amusé. Regard en coin.

Et on l'observait. Il était dans l'ombre mais on ne voyait que lui. On ne voyait que son sourire et ses mains si agiles, si fermes et si douces. Mais il gardait une impression de paix et de calme intérieur. On avait confiance en lui. Ce ne pouvait être qu'un honnête homme, n'est-ce pas ?

Lorsque ses yeux exprimaient une douce inquiétude en regardant ses cartes, on sentait notre cœur se serrer : il allait donc perdre ? Et ces joueurs si expérimentés se prenaient au piège et perdaient toujours plus par ce bluff incroyable.

Alors la tension montait. Les chiffres défilaient... Impressionnants ! Et lui s'enrichissait, encore et encore. Et encore ! Mais on comprit son manège. On comprit et l'on cessa de se laisser prendre à son jeu.

Il souriait maintenant. Parfois, fermait les yeux et, paisible, faisait tanguer sa chaise en arrière. D'un mouvement furtif. Il continuait de gagner, tout en prenant des risques.

Sans doute pour se moquer, il s'était choisi une cible et se plaisait à la laisser gagner quelques fois. Cet homme prenait de l'assurance et n'en devenait que plus amusant aux yeux de l'As.

Mais l'heure tournait. Il fallait se décider maintenant. Alors ce génie abattit toutes ses cartes une à une. Au fil des manches, il remportait toujours plus d'argent en prenant toujours plus de risques. Et il parvint à la somme titanesque et absolument invraisemblable de cent millions d'euros.

Il avait toujours cet air paisible, ce sourire en coin, ce mouvement de balancier qui faisait tourner les têtes, et ce regard si doux. Mais il était riche.

Il gagna avec une paire d'as. Bondit debout et d'un geste alerte de la main fit un signe à son groupe. Sans rien dire, tous s'enfuirent. Par les fenêtres et les portes, ils s'enfuirent. Courant, bondissant...

Seuls restaient dans la salle, les quelques riches plumés. Nicolas observait tout. Et l'As saisit les cartes pour les faire voler dans toute la pièce. Gardant entre son pouce et son indexe, un cinq de carreau et un as de pique.

Dehors, de la terrasse où ils se tenaient, Yves et Julie virent tout un groupe jaillir en trombe de la salle. De jeunes hommes. Rieurs. Ils couraient dans les rues en criant joyeusement. Mais lorsque la police se mit à les poursuivre et parvint à les encercler, ils grimpèrent sur les façades des bâtiments avec un sang-froid, une adresse et une vigueur incroyable. Ils disparurent dans la nuit, laissant les policiers ébahis.

Et Nicolas jaillit lui-aussi de la salle. Il tremblait. Il bégayait pitoyablement. Julie le prit en ses bras avant de lui murmurer :

- Ça va aller... Ça va aller...

- L'As est parti et je n'ai rien pu faire. C'est un génie, Julie. C'est un dieu. Que veux-tu que nous fassions avec nos pauvres esprits mortels ?

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Des suppositions pour la suite ? Des doutes sur l'identité de l'As ?

Coup de PokerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant