15. Plongée

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Quelle nuit ! On est allés se coucher tôt, avec des envies. Chaleur humaine, tendresse, et tsétéra.

Le lendemain matin, on ouvre les yeux en même temps, avec encore des envies.

A l'heure du déjeuner, on finit quand même par redescendre, sous les regards malicieux de toute la fine équipe. Surtout Ahmed et Jamal, goguenards, sans parler d'Aïcha, qui nous couve du regard. Elle rêve petits enfants, j'en suis sûr !


Comme c'est dimanche. Edouard décrète une après-midi détente, et Tomy me suggère d'aller voir ma fille, que je n'ai pas revue depuis six mois au moins.

Elle habite Nantes. Une petite heure de TGV : c'est pas loin...

J'en touche un mot à Nora :

– Tu viendrais ?

– Pourquoi pas...

J'aurais pas cru. Nora, qui se laisse aspirer par des velléités familiales. Je saute sur l'occasion. Et comme Edouard donne son accord...


Un petit coup de fil s'impose néanmoins :

– Allo, Sophie, c'est papa !

– Salut, on cause avec Philippe, fais vite...

Merde, je l'avais oublié le Philippe, son amoureux, barbu de la tête aux pieds et activiste écolo, qui campe une semaine sur deux à Notre Dame des Landes.

– Deux mots : je suis pas loin, je peux passer te faire une visite ?

– Super, mais pas trop longtemps, je suis dans ma thèse...

Merde, sa thèse, j'avais oublié : « La représentation de la féminité pour les filles issues de l'immigration », ou un truc approchant :

– C'est que...

– ... quoi ?

– Je suis pas tout seul...

– Pas vrai, t'as une copine ?

– Ma femme...

– Ta femme ?

– Tu verras... pour ta thèse... ce sera génial...

– Et comme belle-mère ?

– A toi de voir...

– ...bon ben... rappliquez... on vous attends !

Je me demande bien comment ça va se passer entre Sophie et Nora. La belle-mère et la bru ont quasiment le même âge : je me dis que c'est pas forcément gagné...


12h30 Bubu nous dépose à la gare, avec des sandwiches. 14h, on sort de celle de Nantes. 14h30, on est au coin de la rue Colbert, où habite Sophie.

Mais un truc se met à me déranger. Cinquième sens, ou sixième, je ne sais pas. L'impression d'être suivi, une camionnette vitres teintées, quelque chose d'inhabituel, même si ça fait un bail que je ne suis pas venu.

C'est comme une fausse note dans une harmonie, ou un je ne sais quoi qui bourdonne au fond de l'oreille, un insecte qui s'incruste dans un coin de l'œil. Un truc comme ça.

J'en touche deux mots à Nora :

– Demi-tour, on va acheter des fleurs, mine de rien...


Je rebranche mon oreillette temporale. Un message, Medhi, à mi-voix, suivi d'explosions à m'arracher les tympans :

– Cactus, foot, quarante mille morts par stade, Tazakurzbekstan, ordinateur quantique, on est pris : dégagez !

Friture sur la ligne, musique de pétards, grabuge dans les canalisations. Dans un cas comme celui-là, il n'y a pas à tergiverser.

Première urgence : cesser d'être repérables. Sinon on est cuit. Faut désactiver les portables et que je me trouve un dentiste : extraction des dents de sagesse, et en vitesse.

Deuxième urgence : séparation. Si l'un de nous se fait prendre, l'autre garde une chance de le tirer de là. Deux mots nous suffisent : action.

J'entre chez un fleuriste, pendant que Nora pénètre dans une pharmacie. Ensuite, chacun de son côté.

Démerdenzizisheshülle, bonne école, efficace... Enfin, espérons... Rendez-vous, si on en réchappe : l'appartement, Bagnolet, rue Sadi Carnot.


Sitôt dit, sitôt fait. Je prends l'air du papa qui a oublié d'acheter un bouquet de fleurs à sa fifille. Rue Copernic, une pharmacie. En face, un fleuriste. A côté, un panneau : « Docteur Feuille, chirurgien dentiste », premier étage.

Bouquet à la main, je fais mine de baguenauder, et hop, j'entre sans sonner, mon Beretta en main. Il convainc sans mal la secrétaire et deux patients de déguerpir. C'est ça : qu'ils préviennent la police, qu'ils portent plainte...

Dans le cabinet, une grand-mère, bouche ouverte :

– Dehors mémère, file au poste raconter qu'un grand méchant t'a fait des misères...

– Mais..., fait le dentiste, tout tremblant, pendant que la grand-mère se tire en clopinant.

– Toi, t'as cinq secondes pour m'arracher les couronnes des dents de sagesse du bas, des deux côtés !

Pif, paf, elles sautent en grésillant. Faut dire qu'un Beretta sur le ventre, ça accentue toujours le mouvement...

– Maintenant, si tu tiens à la vie, je te conseille de me suivre, presto...


J'ouvre la fenêtre et plouf, dans le jardin. En passant le mur du fond, j'entends l'explosion. Le cabinet dentaire : soufflé ! Je n'ai pas le temps de vérifier l'état du Docteur Feuille. Comme il n'est pas dans le jardin, il a dû s'envoler avec le vent...

Avant de sauter dans la rue, je vérifie mon portable : il est éteint. Plus repérable. Un bon point, vu que pour le quart d'heure ceux qui me repèrent, ils ne me veulent pas vraiment du bien.

Faut encore parvenir à dégager. En espérant que Nora ne se fasse pas démolir...


Une vieille camionnette, devant moi, quitte sa place de stationnement. Deux bonds, je suis dedans, à la place du passager, accroupi, Beretta en main.

Le conducteur, style Philippe, le compagnon de Sophie, barbe et cheveux longs, salopette, chemise à carreaux, n'a pas l'air paniqué. Un bon point :

– T'inquiète, je suis pas méchant !

– Pas méchant peut-être, mais dangereux sûrement... et avec les dangereux faut faire gaffe... ça finit souvent méchant...

– Philosophe ?

– Non, fripier.

– Fripier ?

– Je vends des fringues d'occase : je dégote, répare, lave, et hop : pour pas cher, une deuxième vie.

– Ah ?

– Et toi, peut-être bien que t'as besoin d'un traitement de ce genre...

– Peut-être bien...

– En tout cas, tu déclenches la flicaille... fais-moi plaisir, range ton zinzin... et quand je te le dis, tu passes derrière mon siège... une petite niche, faite exprès... même les chiens, ils tolèrent pas l'odeur... parce qu'ils ont l'air nerveux, côté keufs... je sens la fouille venir... hop, exécution... entre deux caméras... de préférence... maintenant silence... on recause quand on est dans la campagne.


Je mets en pratique. Effectivement, il y a une niche, comme il a dit : on enfile les pieds sous le siège, les bras dans les accoudoirs, la tête dans le dossier, avec une cape pour masquer le reste. Tout ça dans une odeur de cirage qui empeste.


3. Opération CriquetsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant