12. Madou

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A Macao, le pire est sous nos yeux : pour atteindre le Venetian, dans l'ile de Taïpa, avec ses trois mille suites, Aristide, à la tête de soixante mille personnes, doit traverser le viaduc Nobre de Carvalho, trois kilomètres de long, neuf mètres de large, qui traverse la baie*.

Une petite heure de marche. Le temps pour les téléspectateurs de prendre une bière, avec chips et cacahuètes, et pour la garnison chinoise de prendre position.

A l'arrivée sur l'ile de Taïpa, le pont est bloqué, avec tireurs d'élites, barbelés et chars à roues, type AMX15**. La foule avance jusqu'à se trouver à une centaine de mètres des militaires, qui lâchent quelques salves de sommation.


Madou prend les devants, avec ses copains et sa caméra embarquée. Ils s'approchent à quelques enjambées et ils leur lancent ce qui leur tombe sous la main : cailloux, canettes, boulons, essuie glaces ou rétroviseurs, arrachés aux voitures bloquées sur le viaduc.

Des enfants qui jouent sur un pont : que peut-on faire d'autre que les laisser jouer ?


Madou est venu au contact, les yeux dans le canon des fusils braqués contre lui, devant une herse de boucliers anti émeutes. Il leur lance, d'une voix joyeuse :

– Va-z-y, froussard, va-z-y, tue-moi. Un orphelin d'Afrique en moins, ça fait rien, rien de rien, moins que rien. Ces salauds de Boko, ils ont déjà égorgé mes parents, embrigadé mes frères, violé mes sœurs. Allez-y, bande de poules mouillées, dégonflés de mes fesses, tuez-moi, j'en ai rien à faire. Un orphelin d'Afrique en moins, tout nu, tout noir, tout rien. Tirez donc, tas de couilles molles !


Et il prend les fusils à pleine main, les met sur son front, bien devant la caméra. Et la terre entière admire, en gros plan, les canons béants, bouches à feu et trous de la mort.

A lui tout seul, il fait douter l'armée chinoise. Il arrache des armes aux soldats médusés. Il les rejette derrière lui. Un croc-en-jambe, et il fait tomber un soldat à la renverse. Il lui monte sur le corps, brandissant son fusil. Il lève les bras en l'air, vainqueur.

Pas à pas, les lignes reculent.

Il continue d'avancer, jusqu'à se retrouver face-à-face avec un char, pataud, incapable de manœuvrer. Il le regarde bravement, les yeux droits dans le canon, avec sa caméra qui en fouille la gueule.

Et il grimpe dessus, tirant son fusil derrière lui.


Un gamin de Douala, un gamin des rues, moitié nu, un gros fusil à la main, une petite caméra au front, qui renverse l'armée chinoise à lui tout seul !

Il entonne alors la chanson de Gavroche, apprise avec Vivi :

Je ne suis pas notaire,

C'est la faute à Voltaire

Je suis petit oiseau,

C'est la faute à Rousseau.


Joie est mon caractère,

C'est la faute à Voltaire,

Misère est mon trousseau,

C'est la faute à Rousseau.


Je suis tombé par terre,

C'est la faute à Voltaire,

Le nez dans le ruisseau,

C'est la faute à...


Derrière le char, à l'abri de la herse de boucliers, un fusil s'est abaissé, anonyme, et le coup est parti.

Une balle, une seule, bien ajustée.

Elle atteint Madou entre les yeux.

Il roule au bas du char.

Mort.


Aïcha hurle.

Vivi, un rugissement.

Nora serre mon bras à faire craquer les os.

Silence de plomb.


Subitement, ce sont les seules images qui parviennent aux rédactions. Les journalistes, souffle court, ne trouvent plus de mots. Les plateaux sanglotent. Le bruit de la détonation résonne dans les têtes.

Medhi fait repasser la balle au ralenti, qui grossit monstrueusement avant d'exploser la caméra, pénétrant le crâne de Madou en même temps que celui des téléspectateurs, pris de soubresauts.


Madou, désarticulé, git à terre, à côté du char, incrusté dans les regards, gravé dans les mémoires. Enfants, parents, grands parents, tous réunis.

Aristide arrive. Sa caméra nous montre, un court instant, la tête de Madou, dont il reste seulement une rangée de dents blanches, sourire figé.

Une balle, une seule, et tout a basculé.


Les rédactions n'ont pas eu le temps de flouter les images. Cinq continents en chœur pleurent Madou, porté par Aristide à travers les lignes chinoises en pleine débandade jusqu'au monumental hall du Venetian grand ouvert, directeur au garde à vous, clients en larmes, croupiers à genoux.




* Voici le viaduc Nobre de Carvalho, cadre de ces évènements tragiques.

** Et voici un char  comme celui sur lequel Madou est grimpé victorieux avant d'être abattu par un fusil anonyme

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** Et voici un char  comme celui sur lequel Madou est grimpé victorieux avant d'être abattu par un fusil anonyme.

** Et voici un char  comme celui sur lequel Madou est grimpé victorieux avant d'être abattu par un fusil anonyme

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3. Opération CriquetsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant