Paris, enfin.
Les Zadistes y ont quelques boutiques de fringues. Martin m'emmène dans celle qui leur sert de QG national, Montreuil, rue Babeuf, à côté du parc Montreau. Avant d'entrer, je lui fais signe. Il a compris.
J'avais raison : le mouchard est à sa place, planqué dans la chasse d'eau. On se la boucle donc, et la tête de Martin est du même avis que la mienne : il y en a qui manquent cruellement d'imagination...
Au café du coin, je lui détaille le truc, dont il a déjà compris le principe :
– Quand t'as repéré un mouchard, t'as un coup d'avance ; si tu le vires, tu prends un coup de retard. Faut donc aviser et adapter ses propos.
Il assimile vite, le bougre :
– Genre, quand tu veux lancer une opération à Notre Dame des Landes, t'annonces une nouvelle ZAD, dans le Lubéron par exemple, pour qu'ils te lâchent la grappe et déplument le dispositif...
Mais faut pas abuser, ni griller inutilement ses cartouches : ça marche un coup ou deux, jamais plus...
Le lendemain, afin de me libérer une heure ou deux, on éprouve la technique du doublon. Livraison de fringues à Belleville, rue des Rigoles.
Pendant le ballet des cartons, je m'éclipse, look prof de maths. Comme fringues, ils avaient tout ce qu'il me fallait en stock : cartable cuir défoncé, genre bourré de copies à corriger, lunettes cerclées, pantalon de velours, parka bleue à capuche. Coiffé d'une perruque mèches folles, je prends l'air d'un esprit sans cesse préoccupé par d'improbables formules, le mec distrait qui ne sait jamais où il est et qui est toujours en train de chercher son chemin.
Martin et son copain m'attendront, bien devant une caméra, à faire valser des cartons en s'échangeant les bonnets.
Avec mon accoutrement, je peux virevolter sans problème, et suivre scrupuleusement mon plan, qui passe par des ruelles anguleuses autant que possible dépourvues de caméras, et qui m'amène à Bagnolet, 35 rue Sadi Carnot, immeuble Epidendrum, premier étage, porte 103.
La dernière fois que je suis venu, tenue babouches et djellaba, j'ai fait la connaissance des jumeaux et de leur fameux whisky Port Ellen, à 3600€ la bouteille.
J'en ai les papilles qui frétillent, en même temps que les boyaux qui se tordent. Où qu'ils sont maintenant ? Dans quel état ?
Et Nora, comment qu'elle a fait pour s'échapper ? Sera-t-elle là, à m'attendre, tenue épouse soumise, burqa de rigueur, rien que pour l'anonymat ? Est-elle ailleurs, planquée dans quelque trou à rat ?
La porte n'est pas fermée. Je rentre. Mis à part le Port Ellen, qui trône à demi entamé sur le formica de la cuisine, personne. A votre santé, les frangins, en attendant qu'on vous sorte de là. Une bonne rasade, cul-sec, ça me remue la tripaille, sans me redresser le moral.
Soudain, on frappe à la porte. Une petite vieille, en fichu :
– Amine, mon petit, as-tu besoin de quelque chose ?
Pas de doute : c'est moi. Sans un mot, elle me file un portable, modèle crypté, et un bout de papier, avec un numéro.
Je m'éclipse en vitesse pour m'enfoncer dans Paris. Tout en déambulant, j'appelle. Immédiatement, Nora décroche, mode furibarde :
– T'en as mis du temps !
– T'étais inquiète ?
– Oui !
– Moi aussi !
Après un long silence, où on s'entendait seulement nos respirations siffler, je lui résume mon périple, tout en marchant de ruelle en ruelle : Zadistes, Sophie, Martin, interrogatoire, Tomy, fringues, mouchards, portables, doublons...
A propos de Tomy, elle n'est pas tendre :
– Celui-là, tu me le laisses ; quand j'en aurai fini, il n'aura plus une articulation qui fonctionne.
Je lui fais observer que c'est quand même grâce à lui qu'Aïcha et les frangins sont toujours en vie. Du coup, elle se ravise un brin :
– D'accord, il sera simplement bancal : je ne lui ferai que le côté gauche, mais au complet, orteils compris, avec la mâchoire !
De son côté, elle me raconte aussi. Quand on s'est quittés, elle s'est mise en mode jogging appuyé, zigzaguant entre les bagnoles, et elle a largué ses poursuivants, enfilant des sens uniques, à l'envers si possible, jusqu'au CHU de Nantes, où elle a des accointances.
Dans la foulée, elle s'est fait transférer au Val de Grâce en ambulance, où elle n'en a pas moins.
Depuis, elle y officie en douce, sans avoir à quitter son masque, grâce aux consignes d'hygiène, et dort dans les sous-sols, dans un local prêté par l'adjudant Lemaître*, décidément pas vindicatif, qui recule de jour en jour le moment de prendre sa retraite, rien que pour assurer sa protection.
C'est lui qui s'est occupé des téléphones portables, modèles cryptés, et qui est venu déposer le mien à Bagnolet. Pour le Port Ellen, c'est lui aussi qui s'est dit qu'un petit remontant ne serait pas de trop.
Heureusement qu'il reste des mecs comme ça, comme Bébert, comme Vivi, ou comme Aristide, qui ont autre chose qu'un compteur à la place du cœur...
Maintenant, pour se voir, difficile. Voire carrément imprudent. Le Val-de-Grâce est un hôpital militaire : trop de caméras partout, jusque dans les petits coins. D'ailleurs, elle ne sort jamais, elle est devenue bien blonde, et ne se balade guère qu'avec son masque et planquée derrière le quintal de Lemaître.
De toutes façons, on a chacun notre taf.
De mon côté, faut que je me mette le plus vite possible en relation avec Alban.
Du sien, elle se charge du général de Liévy, le salaud qui a remplacé Edouard, et qui a dû combiner toute l'opération. Elle va se préoccuper de sa santé : convocation, mode impératif, pour un check-up règlementaire. Et le check-up, après une petite piqûre, se transformera en enlèvement, avec exfiltration en ambulance, Lemaître au volant, et internement d'office, dans les sous-sols de la rue Sadi Carnot, où il y a un bon cachot, bien à l'abri au fond du dernier sous-sol.
Je la rejoindrai à ce moment-là, et on s'occupera de son cas, rien que tous les deux, en amoureux...
En attendant, le téléphone crypté, en cas d'urgence, exclusivement. On ne sait jamais...
* On a rencontré l'adjudant Lemaître au chapitre 4 d'« Opération Désherbage »,intitulé "Val de Grâce", puis on l'a retrouvé ici, au chapitre 5 « Le Juge Ji Ten Jsié ».
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3. Opération Criquets
Ficțiune generalăPaul et Nora, nos époux désormais épris, pensaient pouvoir enfin... Mais c'était sans compter... sans compter avec les « criquets », les « criquets » des Chinois alliés aux Calabrais. Autrement dit de pleins cargos tout bourrés d'immigrés, des cargo...