6. Embarquements

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Retour au Mans dans la foulée. TGV cette fois, formation dispersée, incognito, sur des sièges séparés. Nora, robe sombre, fichu, mocassins et lunettes noires ; Jamal, cadre dynamique, imberbe, chaussures et semelles cuir ; Ahmed, en imam barbu à babouches ; Tomy, rangers et treillis, genre militaire rejoignant son régiment ; et moi, baba cool à moustache, jean, tennis et chemise à carreaux.

A l'arrivée, on se méfie, peut-être à tort, d'un groupe de touristes asiatiques qui font gigoter leurs appareils photo. Du coup, on ignore Bubu, qui est venu nous chercher.

De mon côté, je m'engouffre dans le tram, avec Ahmed dans l'autre rame. Pour leur part, Jamal et Tomy ont pris deux taxis séparés. Nora, quant à elle, est partie faire des courses à Carrefour, où elle a changé de tenue dans les toilettes, pour nous rejoindre en joggeuse avec son sac à dos.


Finalement, fausse alerte sur nerfs à vif. Mais Edouard est content de notre réaction : on est affûtés.

Avec Medhi, il a préparé les embarquements. Gerhart prendra le commandement du bateau de Sugosü, direction Shanghai, via le canal de Suez. Giovanni partira d'Assab, direction Singapour, pour étendre l'invasion des criquets à toute l'Asie. Harold s'occupera du voyage entre Lagos et Hong Kong, en passant le cap de Bonne Espérance, que je devrai également emprunter, lors de mon périple Douala Macao, à la barre de mon pétrolier, le Viken**.

Cinq officiers chacun, un second pour gérer le bateau, avec un lieutenant, un chef mécanicien et son adjoint. Enfin, un électronicien, pour trafiquer l'AIS*, afin que les Triades n'y voient que du feu, mais aussi pour brouiller toute communication parasite et pour mettre en place un pilotage automatique en phase d'accostage.

Pour compléter le casting, chacun a sollicité sa marine nationale. Pour ce qui me concerne, outre Ozgur, Tomy et Dominique : Bébert et Vivi, deux taciturnes, qui ont viré mécanos après leur phase commando.


Une fois en mer, on doit commencer par neutraliser les Calabrais, puis réceptionner les équipes de secours, marins et humanitaires, pour gérer le bateau et les populations.

Trente jours de mer, avec cent mille malheureux dans les soutes, à quinze nœuds de moyenne, c'est pas du gâteau en perspective !

Aussi Medhi nous a-t-il prévu des commissaires de bord, des rois africains, ou quelque chose comme ça, qui sauront faire, à ce qu'il parait. Je veux bien le croire, mais je me demande bien comment !

Parce qu'on ne tient pas seulement à les contrôler, nos criquets. On veut également les requinquer, ne serait-ce que pour les voir se déployer aussi gaiement que possible dans leurs futurs lieux de villégiature...

Nora et Caroline me rejoindront donc également, à la tête d'un hôpital de bord.


Les passagers, justement. Medhi a localisé les provenances. Des camps de réfugiés, HCR* ou pas, réguliers ou sauvages.

Morceaux de toiles, brûlantes ou glacées, éparpillées en pleins déserts. Des nulle part de caillasses, avec de la poussière. Zones de non droit, au moins de six heures du soir à celles du matin, heures pendant lesquelles même les humanitaires n'osent pas pointer le bout de leur nez.

Alimentation : d'un côté des files qui s'étirent, titubantes et clairsemées, de l'autre des cargaisons qui s'empilent, fondent et remontent, inlassablement.

Sans échappatoire, excepté sous terre. Sauf pour les enfants, qui marquent des buts fantastiques, avec des cris formidables, entre les camions qui défilent et les tuyaux qui s'allongent.


Venu de la kyrielle de camps répartis le long de la frontière syrienne, un flot ininterrompu de candidats s'apprêtent à payer trois mille euros cash, pour être dirigés, dans des camions bâchés, vers Sugosü. En dessous des prix du marché ; apparemment plus confortable ; bien plus sûr, sans aucun doute...

Paf : trois cent millions d'euros dans les poches de la 'Ndrangueta, moins dix pour cent au maximum pour les frais.

Et ils s'engouffrent, sans mot dire, dans le ventre du pétrolier. Quelques plaintes seulement, étouffées à coups de crosses, quand les gardes chiourmes, soucieux de respecter leurs usages, prélèvent au passage quelques très jeunes filles à leur goût.


Pour Assab, alimentation par le camp de Semera. Le Sud Soudan, l'Erythrée ou la Somalie fournissent suffisamment de munitions particulièrement maigrichonnes, ce qui facilite le transport par bétaillères surpeuplées, sur les interminables routes cahoteuses.

Il ne leur est demandé qu'un petit millier d'euros pour embarquer, cinq cents pour les enfants, un prix d'amis, dans des pays où un euro par jour est déjà un gros salaire. Là, pour les filles, personne ne dit plus rien.


Lagos se fournit à Oru, ancien camp, réactivé en douce, avec ce qui se déverse des percées de Boko Haram vers le Sud.

Douala, enfin, fait venir sa pitance des camps de l'Est et de l'Ouest Cameroun. D'un côté guerres civiles en Centre Afrique, de l'autre razzias de Boko Haram, dont les émules, partout, s'occupent de convaincre d'éventuels récalcitrants de bien vouloir embarquer, même s'ils ne trouvent pas toujours la totalité des mille cinq cents euros réclamés pour cette émigration de luxe, garantie tous frais payés, ce qui est rarement le cas...


Côté business, les camps sont arrosés de téléphones portables, tous frais payés également, pour tous ceux du moins qui disposent d'un lointain cousin, même s'il croupit dans un centre de rétention, s'il est en train de griller dans la friture au noir d'un kebab sans fenêtres, ou bien s'il s'emploie à se démolir le dos en transportant des gravats pour un entrepreneur polonais.

Ensuite, les transferts vont bon train, avec crédits acceptés, à des taux libres et des assurances béton. Les gars de la 'Ndrangueta sont passés maitres dans ce genre d'acrobaties où les récalcitrants sont rares car ils font rarement de vieux os...


* Le HCR est le célèbre « Haut Commissariat pour les Réfugiés » des Nations Unies, qui gère la plupart des camps de réfugiés dans le monde. Quant à l'AIS (Automatic Identification System), il s'agit d'un système radio d'échanges automatisés de messages entre navires, ports, armateurs et donneurs d'ordre. Il permet de facto la surveillance du trafic maritime.


** Cette carte devrait permettre à ceux qui le souhaitent de visualiser les périples à venir.

** Cette carte devrait permettre à ceux qui le souhaitent de visualiser les périples à venir

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3. Opération CriquetsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant