Harold, Gerhart, Giovanni et moi, on n'a plus qu'à attendre que l'ordre d'embarquement nous parvienne.
Reste Jeff, qui nous fait la gueule parce que, jusqu'à présent, rien n'a été prévu pour lui.
Il lui faut un rôle, un premier rôle même, un rôle gagnant, saupoudré d'héroïsme si possible. Sinon il va nous faire une crise, et Edouard va se retrouver avec un incident diplomatique pour cause de susceptibilité exacerbée des Amerloques.
Pas de problème, Jeff, il est tout prévu, ton rôle, un rôle à ta mesure, qu'on t'a gardé pour le dessert, une opération spéciale comme tu les aimes...
Reste en effet le cargo-frégate, à quai, dans les chantiers navals de Tuzla, aux portes d'Istanbul. Vous vous souvenez : celui qui est chargé de canons et de barges de débarquement, pour renverser le régime qatari.
Selon les prévisions de Medhi, il doit se charger de terroristes, quelque part au large, entre Yémen et Oman, pour s'en aller renverser l'Emir félon, sur fond de printemps arabe, même si l'automne est déjà largement sur sa fin.
Le Président a eu une longue conversation avec le brave Emir, qui lui est très reconnaissant. Pour preuve de sa reconnaissance, il va d'ailleurs incessamment acquérir cash un paquet de Rafales. Mais il voudrait qu'on lui livre le bateau tout cru, avec ses terroristes au frais, qu'il se propose de cuisiner à sa sauce.
Le Président lui a répondu, pour les Rafales, qu'il acceptait bien volontiers, et qu'il lui envoyait derechef, comme biscuit pour accompagner ses ganaches, quelques nouveaux missiles particulièrement meurtriers. Pour ce qui concernait la fraicheur des terroristes en revanche, il s'agissait d'une opération confiée aux bons soins des Américains, souvent sourcilleux, et dotés depuis peu d'un Président particulièrement irascible.
Bref, Jeff est chargé de l'affaire, et il a carte blanche.
Quand on lui annonce la nouvelle, il en est tout ému.
Une jolie petite opération anti-terroriste comme celle-là, c'est un cadeau, un témoignage d'amitié, quelque chose qui mérite qu'on sorte un magnum de Champagne.
Dans l'après-midi, son scénario est déjà au point, aux petits oignons, et l'US Navy est fin prête pour intervenir dès que les terroristes seront montés à bord.
Arraisonnement en mer, à l'improviste.
Chapelets d'Apaches, qui vrombissent en essaims.
Filins qui déversent des grappes de marines survitaminés.
Snipers en pagaille, pour l'assaisonnement.
Immobilisation des brochettes de terroristes, mains dans le dos, bien lardés, cagoules colorées sur le bec, qu'on laisse cuire sur le pont.
Voilà un menu comme il les aime, épicé comme il faut, goûteux à souhait.
Tout ça, suivant un scénario bien ficelé, avec caméras embarquées, géré en direct d'un PC texan, rythme haletant, voix martiales, musiques symphoniques en arrière fond.
C'est du tout cuit, scénario à négocier, pour un prochain film, Clint Eastwood par exemple, sauce héros méditant, qui réalise, après en avoir tâté, contre son gré mais avec son assentiment, que, finalement, la guerre, après réflexion, c'est quand même une sacrée saloperie.
Et le Président, fortement contrit, a invité l'Emir à voir avec les Américains. Peut-être accepteraient-ils de se laisser fléchir, pour quelques M16 par exemple. Mais il est probable qu'ils tiendront à leur barbecue sauce texane, directement dans les eaux internationales, sans avoir besoin de passer par Guantanamo.
En haute mer, en effet, aucune loi n'interdit de pêcher le requin au leurre humain. Parait que ça rafraichit les méninges, bien davantage que l'épine-vinette*.
Seul défaut : il y a du déchet, surtout quand on met des apprentis au maniement des treuils, ce qui est parfois nécessaire, pour former les nouvelles générations.
Il est vrai néanmoins que la vue des restes tend à convaincre ceux qui attendent de passer à table...
Et voilà ! Les lettres d'embarquement sont enfin arrivées. Le festin calabrais organisé par Ozgur nous a dégagé le terrain. Tous les équipages prévus sont hors service, caput, congé en poche, bien au chaud, à l'hosto.
On les remplace, comme convenu. L'armateur calabrais est ravi de l'aubaine. On est même attendus d'urgence. A bord, on s'impatiente : les criquets, en soute, commencent sans doute à s'agiter. A Macao, en prime, les Triades sont sur les dents.
Départ le lendemain matin aux aurores. Pour le menu du soir, Aïcha nous a sondés, mais on a tous l'estomac noué. Soupe salade, et on est partis tenter d'apprivoiser Morphée.
Nora a tâté de mon Port Ellen, quelques bonnes lampées. Sans effet.
Même le shit. En vain.
* Epine vinette, allusion au chapitre 24 d'Opération Désherbage, où cette plante (famille des berbéridacées, épines trifurquées : d'un côté, épines aiguisées et fruits acides ; de l'autre, écorce curative) est utilisée pour faire parler des récalcitrants.
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3. Opération Criquets
Genel KurguPaul et Nora, nos époux désormais épris, pensaient pouvoir enfin... Mais c'était sans compter... sans compter avec les « criquets », les « criquets » des Chinois alliés aux Calabrais. Autrement dit de pleins cargos tout bourrés d'immigrés, des cargo...