Entrer en contact avec Alban, c'est pas de la tarte.
Un juge anti terroriste surveillé de près par les services secrets pour cause de copinage avec leur ennemi public N°1, ça dispose d'une garde rapprochée et renforcée, même pour aller faire un tour aux toilettes. Bref, avec sa protection policière aux basques et son portable sur écoutes, impossible, sans risquer de me faire prendre, de me pointer chez lui, de le saisir au vol dans la rue, ou de l'appeler au téléphone.
Martin, toujours inventif, réfléchit un instant, et me suggère le mode SDF :
– SDF, dans le principe, t'existes plus ; personne se rend plus compte de ta présence...
– Et alors ?
– Alors un SDF, bien collé au trottoir, installé sur son chemin, ça peut attirer son attention sans éveiller de soupçon...
Peut-être, mais moi, les SDF, j'y connais rien. Trois mots, deux pièces, une blague, avant de monter, quand j'avais mon appart propret dispo tour Tolbiac, avant qu'il se fasse souffler dans un attentat.
Même si je l'occupais pas plus de cent jours par an, femme de ménage fissa tous les jeudis matins. Mais attention, pas au black, bien déclarée, congés payés, étrennes et tout le tintouin.
Les toilettes, en particulier : faut que ça baigne et que ça reluise, fragrance lavande, lunette aromatique, chasse digitale, histoire de vous convaincre, une fois purgé, qu'on en sort toujours plus propre qu'en entrant.
Maintenant que je suis à la rue, ou à peu près, ça me fait tout drôle, pour me soulager, tout particulièrement... La place du néant, il y a que ça de vrai, avec la façon dont on le tutoie.
A regarder les gens courir pour éviter d'y penser, c'est ce que je vois, d'en bas, niveau ambulances et corbillards. Une plaisanterie par ci, une réflexion par là, et dégage mec, grimpe à l'abri, allume tes lumières, cache-toi.
Martin me propose de rencontrer Amédée, un pote à lui, chineur du côté de la Mutualité, en plein cœur du 5ème arrondissement, qui lui refile des fringues à remettre en état. Il vit sur le marché, dort sur une bouche de métro sous un toit de palettes que lui laissent les commerçants, avec un fond de bouteille de gaz pour le frichti.
Amédée vit de restes, me raconte Martin, avec les chats du quartier qui gigotent dans son duvet, dont il accepte les puces, mais ne leur accorde qu'une durée de vie limitée : tous les deux jours, bains-douches ; toutes les semaines, laverie.
Jamais saoul, il enfile quand même les chopines, surtout celles de son copain René, qui tient un bougnat rue de Bièvre. Il ne le paye pas mais il vide ses poches.
Amédée est spécial, avec deux obsessions : argent et latin. Pour l'argent, il n'en veut plus, plus du tout. Dès qu'il a une pièce, ou un billet parfois, vidage comptoir, transformation chopines. Ça le soulage avant de le désaltérer.
Si la température devient trop basse, René le laisse dormir sur un banc, sans un mot. S'il fait trop chaud, il descend sur les quais se faire rafraichir par la Seine.
Son passé, motus. Il a beaucoup lu. Il en parle parfois, toujours en latin, traduit si on veut, parce que sa mémoire a des ratés : elle ne fonctionne plus qu'en latin. De Victor Hugo, il se souvient seulement de quelques citations « Mugitus boum ; Ecce homo ; Ultima verba... ». Virgile en revanche, Lucrèce ou Horace, c'est du cent pour cent, versions originales.
Ça tombe bien : Alban est féru de latin. Un de ses dadas, avec la musique Klezmer et les coléoptères.
Ça a drôlement aidé pour convaincre Amédée, qui accepte de me prendre sous son aile :
– Faut faire vite Popol, qu'il me dit, parce que la rue, quand elle t'agrippe, elle ne te lâche plus.
Pour faire vite et pour limiter les risques, il m'a laissé son taf à la Mutualité, où je reluque les poubelles du marché à sa place, et il s'est installé quai aux fleurs, face au palais de justice.
Comme signe de ralliement, je lui ai suggéré une bouteille de Johnnie Walker à moitié vide, avec service verres à moutarde, comme dans le bureau d'Alban, tiroir d'en bas à droite.
Deux fois, il lui fait le coup de l'inviter à trinquer. Alban passe, fait un tour, repasse, toujours une escouade de policiers sur ses talons. Amédée lui lance : « Hoc quidem Port Ellen non est, tamen in whisky veritas » (C'est pas du Port Ellen, mais néanmoins la vérité est dans le whisky).
Et les voilà qui causent tranquillement, à l'abri du latin :
– Ipse misit ? (C'est lui qui t'envoie ?) demande Alban.
– Ipse est. (C'est lui.)
– Quid ei accidit ? (Qu'est-ce qui lui est arrivé ?)
– Nescio. (J'en sais rien.)
– Ubi est ? (Où qu'il est ?)
– Haud procul. (Dans les parages.)
– Non laeditur ? (Pas blessé ?)
– Sanus est. (Ça va.)
– Cur non vocat ? (Pourquoi qu'il appelle pas ?)
– Audiris ! (T'es sur écoute !)
– Ego ? (Moi ?)
– Ipse, stulte inepte ! (En personne, crétin ?)
Le latin, un verre à moutarde dans une main, une vieille bouteille de Johnnie Walker dans l'autre, c'est une trouvaille. Les yeux des policiers sont tellement écarquillés qu'ils ressemblent à des œufs sur le plat : ils y comprennent goutte, sans rien soupçonner pour autant.
Résultat des courses : au vu et au su, mais ni vu ni connu, Alban va s'éclipser en pleine nuit et en catimini, avec les fringues les plus crades qu'il pourra trouver dans ses tiroirs, pour nous rendre visite, avec nos chats et nos duvets, dans notre cabane de palettes, au croisement du boulevard Saint-Germain et de la rue des Ecoles.
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3. Opération Criquets
Fiction généralePaul et Nora, nos époux désormais épris, pensaient pouvoir enfin... Mais c'était sans compter... sans compter avec les « criquets », les « criquets » des Chinois alliés aux Calabrais. Autrement dit de pleins cargos tout bourrés d'immigrés, des cargo...