4. Ozgur

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Reste le pétrolier demeuré à quai, Tuzla Shipyard Corp. Ozgur, décidément coopératif, me propose d'aller y faire un tour. Je tente de le prévenir :

– Fais gaffe, fais-toi accompagner.

– Pourquoi ?

– Je sais pas, mais...

– ... mais ?

– Les comités d'accueil, dans le métier, ça arrive...

– Suffit mon gars, je suis dans mon jardin, quand même !

– A ta place, j'oublierais pas mon Beretta de service...


Que diable, il est chez lui, et colonel au MIT ! Sacré nom d'un narghilé ! Pour qui le prend-on !

Il me donne rendez-vous dans la soirée, au même endroit. Le soir venu, une petite vieille, qui fait la manche à l'entrée de Markiz*, me glisse un mot : « Grabuge, pas monter, suivre la mendiante ; bouffer le mot, papier azyme ; elle comprendra ».

Aussitôt lu, aussitôt fait.

Fiévreux, un œil au beurre noir, quelques pansements en plus et quelques dents en moins, il m'attend dans une arrière boutique, au bord d'une ruelle descendant vers le Bosphore.


Il a été reçu par des copains de la garde présidentielle à coups de barres de fer, avec lâcher des chiens quand il s'est enfui. Et encore, il s'en est tiré de justesse, avec son arme de service, en abattant deux bestioles et en blessant trois gardes.

Ils en voulaient carrément à sa peau qui a failli, lestée d'une poutre en fer, finir de se friper dans les eaux de la mer de Marmara.

Il a été nul, d'accord, mais il a quand même pensé à commencer sa visite par le bureau d'études. Les plans des pétroliers remastérisés sont sur la clé USB qu'il a en main. Au point où il en est, il m'en fait cadeau, contre une collaboration protectrice, assortie de quelques explications.


Parce qu'il n'y comprend rien. Rien de rien !

Passe pour la transformation de vieux rafiots, bon pour la casse, en bateaux négriers, bon pour le trafic de migrants.

Mais des pétroliers de deux-cent cinquante mètres de long, capacité : cent mille personnes pièce ! Les huit soutes à pétrole transformées en cent mille mètres carrés de dortoirs. Avec les cales pleines de rations de survie, eau courante et tinettes à tous les niveaux, et cent mille gilets de sauvetage individuels comme oreillers.

Sans oublier la coque, trafiquée, qui s'ouvre comme une marguerite, avec toboggans gonflables, pour permettre un débarquement quasi instantané de la cargaison grouillante.

Cerise sur le gâteau : le pétrolier à quai, transformé en frégate maquillée en cargo, avec canons armés et barges de débarquement intégrées...


Les trafics en tous genres, type bakchich contre pétrole, le long de la frontière syrienne, c'est du normal ordinaire. Le bakchich entrainant toujours le bakchich, on navigue dans le gagne petit, parfois amélioré : renouvellement des voitures de service, menus frais, petit pécule pour la retraite...

Déjà que trafiquer du migrant clandestin, expédié, une fois saigné à blanc, sur des carcasses flottantes où ils ont davantage de chance de mourir noyés que d'arriver à bon port, généralement pour être reconduits manu militari à leur point de départ, c'est pas son verre de raki préféré.

Alors là ! Passer d'un artisanat de salauds à l'industrie de l'ignoble ! Du menu cabotage à un débarquement dans les grandes largeurs ! Et tout ça à l'insu du MIT, sous la houlette de ces assassins de la garde présidentielle !

– Te fatigue pas camarade !

– Je...

– ... tu vas te faire du tort.

– Mais...

– ... déjà que t'es dans un triste état.

– Tu...

– ... je vais t'expliquer.


Avec l'aval d'Edouard dans l'oreillette, je lui explique donc : Triades, 'Ndrangueta, Macao, Reggio Calabre, Assab, Lagos, Douala, Sugosü, Doha, etc.

Il me regarde, bouche bée, lèvres pendantes, paupières aussi.

On a l'affaire bien en mains. Vaut mieux pour son pays qu'il y ait encore quelques barbouzes intègres de son acabit pour faire bonne figure, capables de remettre les choses en état, le cas échéant, pour sauver la face, le jour venu.

Parce qu'une entourloupe de cette envergure, quand ça éclatera, ça fera du bruit. Il peut en être sûr. Il y en aura qui en perdront leur grade, côté garde présidentielle notamment.


Il se sent déjà mieux, désormais investi d'une tâche sacrée, l'honneur de la patrie, droiture, engagement, probité...

Et puis, grillé pour grillé, autant investir dans la renaissance. Et quand il ferme les yeux, il entrevoit une lumière, éclairant un magnifique yatagan**, qui s'effile brutalement sur la gorge de certains salauds, côté garde présidentielle.


Pour le quart d'heure, il reste à Istanbul, à s'occuper du festin calabrais et à veiller au bon recrutement des nouveaux capitaines. Il va s'assurer que les équipages prévus seront bien intoxiqués comme il faut, et qu'on sera bien proposé pour les suppléer. Même un peu cramé, il tire suffisamment de ficelles pour gérer ses affaires sans quitter son fauteuil.

Ensuite, il viendra avec moi pour mon périple hauturier. Ça tombe bien, il a un passé d'officier de marine : il pourra faire mon second, celui qui s'y connait un peu...



* L'entrée de la pâtisserie Markiz


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** Un yatagan

** Un yatagan

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3. Opération CriquetsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant