Le timide soleil matinal nous avertit d'un appel de phare qu'un danger approchait. En effet, quelques secondes à peine après le départ d'Harpagon, des sirènes de toutes sortes se mirent à hurler de toutes parts.
« Les voilà bien à propos, se plaignit Molière. »
D'un regard, il me fit comprendre qu'il était temps de retrouver Armande, la Harley du dramaturge. Nous l'enfourchâmes en deux temps quatre mouvements, et nous éclipsâmes sous le nez des policiers et autres forces publiques parisiennes. Aucun n'eut l'audace de nous prendre en chasse : qui poursuit Molière ne lui arrive jamais plus haut que la cheville.
Je fus très anxieuse lors de cette traversée : les mains de Molière s'agrippaient fermement au guidon, et l'écrivain se portait d'une façon rigide, tendue, qui en venait presque à effacer le mythique plaisir du Ride. Je tentai de lui communiquer mon angoisse, sans réussir. Au bout de quelques minutes, quand nous fûmes hors de portée de tout, le dramaturge se convulsa sur son siège. Je me mis à crier : il s'évanouissait, perdant le contrôle de son véhicule. Me jetant en avant, je fis mon possible pour tenir les bras de Molière sur le guidon, et la trajectoire acceptable. Nous commencions à décélérer, parfait. Nous étions encore à une certaine vitesse quand un autre spasme attaqua mon conducteur. La moto perdit son équilibre et nous nous écrasâmes au sol. Par chance, je ne fus qu'éraflée. Je me levai en hâte : cette expédition tournait décidément mal. Molière avait la jambe pressée sous son véhicule. Je ne l'avais jamais vu ainsi : le teint pâle, regard fixe et épouvanté, cheveux en bataille et recouverts de suie, les bras tremblants. Je posai mes mains sur ses flancs, le secouant du mieux que je pouvais.
« Non, Molière, ne meurs pas ! »
Ça y était, il me faisait pleurer, le sot. Des larmes s'échappaient de mes orbites à grand débit. Je retirai mes mains du manteau du biker. C'était recouvert de sang. Comme une bête furieuse, j'arrachai le blouson de cuir au motard, avant de lui retirer son marcel Ride or Die. Sous les pectoraux sur-développés de l'écrivain, un trou large comme mon poing laissait entrevoir quelques bouts de tripes. Molière murmura quelque chose, et je me rapprochai de sa bouche pour mieux entendre :
« Je ne meurs pas, Madeleine. Rappelle-toi : je suis en chaque français, quelque part au fond d'eux-mêmes. »
Puis le dramaturge se contenta de tirer la langue. Je tremblais comme une folle, et de chaudes larmes s'écoulaient jusqu'au sol endeuillé. Je me figeai : Molière ne respirait plus.
Tout à coup, l'écrivain leva la tête en lançant : « Bouh ! » avant d'éclater d'un rire gras. Il était tout sauf mort.
« Rappelle-moi de ne plus jamais fréquenter un comédien, lui dis-je en beuglant. J'y ai réellement cru ! Comment tu peux faire ce genre de blagues dans ce genre de moments ? »
Toujours affalé sur la route, Molière réfléchit quelques secondes avant de répondre :
« C'est parce que je suis réellement en train de crever. »
Je manquai de frapper le dramaturge de toutes mes forces : il ne se fichait pas de moi, cette fois-ci.
« Mais à quoi penses-tu ? M'alarmais-je. Il faut t'emmener à l'hôpital au plus vite !
- Non ! Surtout pas ! La dernière fois que j'y suis allé, ils ont tenté de me disséquer pour comprendre comment j'avais survécu à un crash d'avion. Sur moi. Deux fois. Et puis tu sais ce que je pense des médecins.
- Alors quoi ? Je ne vais pas te laisser mourir ici, étendu sur une pauvre route !
- Un peu de respect pour la route, elle est ton amie. Quant aux secours, ils sont déjà en chemin.
- Explique-moi deux secondes comment tu comptes te faire réparer sans médecin...
- Tu as encore beaucoup de choses à appendre. »
Je levai un sourcil en guise d'incompréhension quand une voiture pilla juste derrière moi. Je fis volte-face, et découvris avec stupeur un authentique van Volkswagen des années soixante-dix, peint de fleurs et de slogans en anglais. La porte coulissante coulissa, et un grand homme pointa son nez. Visage fin et doux, quoiqu'un peu carré, et longue chevelure brun sombre rattachée en un majestueux chignon, yeux d'un noir-vert confiant, sourire béant à la barbe de quinze jours, l'inconnu commanda :
« Peace Mo ! Est-ce que tu serais pas mourant ou j'en ai trop pris ? Allez, Britannicus, ramène-tes p'tites fesses, apporte un joint et un brancard ! »
Racine.
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MOLIÈRE BIKER : le soldat des mots
HumorL'histoire de Molière. Sauf que c'est un biker. Accompagné de l'ingénue Madeleine, le célèbre dramaturge super-héroïque parcourt les routes en cassant les crânes de ses personnages emblématiques mutinés contre sa suprématie. Violence, littérature...