XXXII Il faut sauver le soldat des mots

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Le van-ambulance s'arrêta pile devant le HLM du Soi-Roleil, sans chercher nulle place de parking. Les écrivains se retournaient sur le passage de Racine, qui n'avait pas mis les pieds ici depuis belle lurette. Nous entrâmes dans un des immeubles, et le dramaturge me conduisit droit à l'amphithéâtre du lotissement. Celui-là était complètement vide, à l'exception d'une personne, assise sur le plus haut gradin. De son violon jaillissait une musique douce et apaisante. Nous osâmes l'interrompre après quelques secondes d'admiration :

« Lully ! Interpella Jean Racine. »

Le compositeur nous considéra un instant, avant d'annoncer :

« Io savé qué quélqu'un allé vénir.

- Comment le savais-tu ?

- Ié souis il maestro dou sono. Ié entendou cé qué cé passé tout à l'ora. Ié entends tout. Et como Molière est mon amico, ié dévé prévénire quélqu'ouno.

- Bien sûr. »

Je chuchotai à l'oreille de Racine :

« Tu comprends quelque chose à ce qu'il dit ?

- Oui, mais il force son accent parce que tu es là, murmura-t-il en retour.

- Pourquoi ?

- Certainement pour que tu me poses ce genre de question. »

Puis Lully nous expliqua comment Molière avait été dupé par Nicolas Boileau et neutralisé par le personnage principal du Misanthrope, Alceste. Ça faisait des sons terribles, qu'il entendait même depuis sa chambre. Des sons d'os qui craquent et de cartilages qui couinent. Je tapai du poing sur une barrière. Comment pouvait-on être assez sot pour donner vie à un personnage dont le principal trait de caractère est de détester le genre humain, et qui a le pouvoir plutôt néfaste d'amoindrir n'importe quel homme d'un seul contact ? Je m'affolai à cette pensée :

« Mais rassurez-moi, ce personnage n'a pas tué Molière ?

- Non, confirma Jean Racine, il ne pouvait pas se le permettre. Sans l'écrivain, le personnage ne peut pas rester en vie dans ce monde, car il n'est plus alimenté en mots. L'unique but d'Alceste était de neutraliser son créateur, de le rendre inoffensif.

- Il est vivant, soufflai-je.

- Oui, encore faudrait-il savoir où il se trouve.

- Quelle que soit sa prison, nous la démantèlerons, affirmai-je.

- Saurais-tu où la trouver ? demanda Racine à l'attention de Lully.

- Ma non, ié né rien entendou dé tel.

- Alors nous devons agir en vrais détectives, répliquai-je, et deviner où se cache l'intégralité de l'Illustre Gang. N'y avait-il pas un endroit où les personnages de Jean-Baptiste avaient l'habitude de se regrouper ?

- Oh si ! acquiesça Racine. Tant ! Mais je suis au regret de ne pas les connaître. De plus, j'imagine que Molière les a déjà tous écumés après que ses amis se soient rebellés. »

C'est alors que l'ombre d'un homme apparut depuis l'encadrement de la porte. Ce dernier clama :

« Mes amis ! Ne cherchez plus, je sais où est notre belliqueux ami presque-quadricentenaire. »

Nous nous retournâmes tous, et vîmes Blaise Pascal nous rejoindre, secondé par sa démarche peu franche. Le petit homme dégarni s'expliqua :

« J'ai pensé que ma présence ne serait pas de refus par ici. J'ai pris un intérêt particulier en la réalisation de votre dessein, mademoiselle, et ce, depuis ce premier soir où nous nous sommes entrevus. Oh, non n'y voyez rien de galant là-dedans. Sachez seulement que la possible fin d'immortalité de mon vieil ami réveille en moi des pensées que je ne m'étais plus vu faire depuis bien des lustres, et je parierais qu'aider Molière reviendrait à vous aider vous-même, Madeleine. J'ai donc en toute âme et conscience espionné mentalement ce personnage si létal que vous craignez tous, et en ai tiré toutes les informations dont un assaillant désirerait disposer à l'idée d'une percée surprise. »

Nous restâmes tous ébahis devant un discours si prometteur. C'est pourquoi nous fîmes le choix de nous taire, pour laisser l'espace sonore à qui le comblerait le mieux :

« Il se trouve que Molière et sa troupe se fournissaient en matériel de Ride à un seul endroit, une seule adresse. Il y a peu, Tartuffe a racheté ce lieu et l'a réhabilité en quartier général. Ses plus puissants subordonnés y sont stationnés, armés jusqu'aux dents, faisant de MotorHeaven un fort imprenable. Le magasin est constitué de deux bâtiments de deux étages en arc de cercle, plus une très haute tour d'administration, de quoi loger autant de motos que de motards, et Molière a été emprisonné au centre du bâtiment d'administration.

- Et tu as lu tout ça dans Alceste ?

- Bien sûr. En revanche, je n'ai pas pu aider notre ami à temps, ou tout du moins pas sans me compromettre auprès de Boileau, qui a le droit de nous bannir selon son bon vouloir.

- C'est génial ! m'exclamai-je. Vous qui pensez si bien, avez-vous déjà conçu un plan ? »

Pascal m'adressa un sourire complice, avant de clamer :

« Oui. Nous allons attaquer de nuit, pour l'effet de surprise, et pour profiter du sommeil et de l'ivresse générale.

- Oui, mais qu'en est-il du plan stratégique, coupa Racine.

- Je propose de faire de ce combat un grand moment d'amusement. Nous allons rassembler tous les classiques volontaires pour sauver ce soldat des mots, et foncer dans le tas.

- Oui, complétai-je. Ce sera un feu d'artifice, une explosion, un boum mémorable. »

Je ris à l'évocation volontaire de ces mots. Préparons nous au bouquet final.


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MOLIÈRE BIKER : le soldat des motsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant