III Marche des Turcs

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Sur la photo (de gauche à droite) : Blaise Pascal, Molière, Lully et Louis XIV.

Molière Biker


La Harley s'arrêta en douceur. Molière et moi en descendîmes. Je lui demandai où nous allions mais il se contenta de me répondre laconiquement :

« Chez un ami. »

Nous nous étions garés en bas d'un HLM, « Le Soi-Roleil », à l'entrée numéro 32, de laquelle Molière pressa l'interphone. Après un grésillement, une voix éraillée se fit :

« Pronto ?

- Allez, l'Florentin, magne-toi de m'ouvrir.

- Ma parola mais cé qué deux semaines sans toi c'était trop court ! Entra ! »

Un buzz, puis la porte s'ouvrit. Nous escaladâmes les escaliers jusqu'à l'appartement 87. Molière frappa à la porte, qui s'ouvrit tout de suite. Apparut alors l'ami de l'écrivain : la cinquantaine, grand et plat, nez aquilin, yeux durs, longs cheveux noirs ondulés, grosses lèvres roses bien pincées tout comme il faut. L'hôte fut surpris de me voir en compagnie de Molière, mais nous laissa nous installer dans un petit salon sans piper mot. Dans toute la longueur de l'appartement, le plafond disparaissait sous une épaisse couche de fumée blanche : en effet, les murs de séparation entre les logements de l'étage entier avaient été démolis. Ainsi, nous vîmes passer d'autres hommes aux cheveux longs, narguilé sous le bras. L'ami nous rejoignit bientôt, son regard fouineur vérifiant que personne ne l'écoutait. Il siffla :

« Como tou m'expliques ta présenza ?

- Ça s'est pas amélioré, ton accent, à ce que je vois, commenta Molière.

- La ferme. Juste réponds.

- Bon, Jibé, je l'ai eu. »

Ce après quoi le dénommé J.B. fit un indiscret mouvement de tête pour signaler au dramaturge qu'il ne parlerait pas en ma présence. Le biker s'expliqua :

« Oh, oui. Les présentations. Madeleine, Jean-Baptiste. Jean-Baptiste, Madeleine.

- Pourquoi tou lui as donné ce prénom ?

- Non, Jibé. Je ne voulais pas t'offenser, je te jure. »

L'Florentin se leva brusquement et s'époumona :

« Tu sais que ma femme s'appelait comme ça ! »

Seul un autre résident de l'appartement osa lui répondre d'un flegmatique :

« Ta gueule, Lully !

- Souce ma queue, Fontenelle ! S'égosilla l'ami. »

Molière, alarmé par la tournure de la situation, diplomata :

« Calme-toi, Jean-Baptiste ! »

Après quoi Lully reprit sa position coincée et méfiante. Le dramaturge continua :

« Bref. J'ai eu Clitandre.

- Tant mieux pour toi. Jé t'avais donné oune renseignement, en échange de service rendu. Je ne té dois plous rien.

- Tu te trompes : le gueux ne savait absolument rien. Du tout. Donc je suis de nouveau sur une impasse. Il faut que tu m'aides. »

Pendant que les deux hommes s'évertuaient à énumérer qui devait un service à qui, j'avais de plus en plus de mal à respirer. Au final, Molière se retourna vers moi, et, tout sourire, m'annonça que nous pouvions dormir ici pour la nuit. Crise de panique : nauséeuse, je dévalai les escalier jusqu'à être de nouveau à l'extérieur, au pied du HLM. Qu'est-ce qui m'avait pris de suivre un pseudo-Molière jusqu'à des endroits connus de personne... et si mal famés ? Mes regrets ne purent pas s'affirmer car un inconnu m'aborda, qui se cachait dans l'ombre de la nuit.

Dans l'obscurité, on n'en voyait que le front fuyant et le nez-perche, autour de rares cheveux bruns clairs.

« Blaise, se présenta-t-il. Vous aussi, vous ne supportez pas la fumée ?

- Oui.

- Vous savez... j'ai pensé que... vous auriez l'utilité de savoir quelques choses que je sais.

- Comment ça ? Vous me connaissez ?

- Au Soi-Roleil, Madame, je connais tout le monde, vous y compris.

- Mais je viens d'y arriver !

- Il n'est pas question de temps, mais de pensées.

- Pardon ?

- Vous savez, chacun ici connaît le pouvoir de ses mots. Le mien consiste à penser. Penser au-delà des portes du temps et de l'espace. En résumé, je suis télépathe. Pas de pression, je sais que vous ne le saviez pas, mais vous vous y ferez. »

Ce Blaise commençait à me flanquer la trouille comme jamais : je me trouvais bien dans un nid de super-humains, dont un était Molière. Mais alors, quel était le pouvoir de Jean-Baptiste Lully ? Blaise me sortit de mes pensées en murmurant :

« Mademoiselle, écoutez. Je dois vous prévenir de ce que Molière ne vous dit pas. »

J'avalai ma salive... je savais bien qu'il y avait anguille sous roche : de quoi pouvaient bien avoir parlé les hommes tout à l'heure ? Qui était ce Clitandre que le dramaturge "avait eu" ?

« Clitandre est un des personnages des pièces de Molière, me répondit Blaise. Il y en a des dizaines d'autres. Comme tu le sais, Molière est un écrivain. Mais ce que tu n'imagines pas, c'est qu'il a le pouvoir de recréer ses personnages, et tout le reste de ce qu'il a écrit, dans la réalité. Ainsi, dans la volonté de former un large groupe de passionnés de la moto – un gang si tu préfères – Molière a donné vie à chacun de ses personnages. Du premier au dernier. Ensemble, ils ont roulé dans toute l'Europe, des années durant... jusqu'à ce jour funeste où le personnage Tartuffe trompa la confiance de son créateur. Coup d'état. Bam. Molière, n'ayant plus assez du pouvoir des mots pour se défendre, suite à son trop plein d'invocations, est contraint de rouler seul. C'est un être de vengeance, mademoiselle. Quelqu'un l'a frappé dans son honneur et... »

Blaise s'arrêta net. Sur le palier de la porte, Molière s'imposait de toute sa splendeur. Son regard dur se mut aussitôt en une prunelle bienveillante. Il s'exclama, à l'attention du télépathe :

« J'aurais préféré lui dire moi-même tout cela, Pascal ! »

Puis, à moi :

« Je ne savais tout simplement pas si tu étais prête à avaler tout cela, Madeleine. Oui, nous nous battons avec des mots. Nous en sommes les soldats.

- Les mots servant également et surtout à guérir, compléta Blaise, non sans un soupçon d'acidité dans la voix. »

Molière se racla la gorge, et, me tenant par l'épaule, me fit rentrer dans le Soi-Roleil. Il m'assura :

« Plus aucun secret entre nous, d'accord ? Je ne cherche qu'à retrouver un de mes vieux amis - personnages, plutôt – pour qu'il me mène à Tartuffe.

- Et comment comptes-tu t'y prendre pour le retrouver ?

- C'est que j'ai un bon informateur ! Et si je te disais que Lully a retrouvé la trace d'Harpagon ? »

MOLIÈRE BIKER : le soldat des motsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant