Supplément 2 : Roleil

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Note : Deux chapitres de supplément avaient été originalement composés pour promouvoir la version papier du roman qui est sortie en 2018. Ceux qui se le sont procuré ayant depuis déjà deux ans joui de la lecture de ces deux croustillants excipits, je juge raisonnable de partager les textes au plus grand nombre, sur Wattpad.


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 Charles Perrault courait dans le parking vermoulu du Soi-Roleil, si vite que la semelle de ses sandales se décrochait un peu plus à chaque pas. Des petits rires étroits s'échappaient de sa gorge en sueur, et ni l'atmosphère poudreuse de Paris, ni la morneur du matin qui poignait ne pouvaient vaincre son sourire béat. Il dépassa Nicolas Poussin qui tranquillement promenait ses bébés-poules, et passa l'enclos où La Fontaine pratiquait la chasse. Tous les habitants du lotissement se retournaient sur son passage, surpris de voir paraître une telle fusée en dehors des murs de sa chambre. Bientôt, Charles s'engagea à l'entrée numéro 32, se propulsa au travers des escaliers avant de débouler à l'orée de l'appartement 87, dont la porte avait été laissée ouverte.

Là, enrobés dans maintes couches de mousses et feuillages divers, se reposait René Descartes, qui devait encore se remettre de la catharsis de Jean Racine. Tout autour de ce berceau de verdures patientaient tous les auteurs de l'Alliance. Jean de La Fontaine se balançait doucement sur une chaise, tandis que Jean-Baptiste Lully tenait toujours maintenue une compresse de glace sur son front douloureux. Appuyé contre le mur, Pierre Corneille enfumait l'air déjà irrespirable de l'étage, au moyen d'un cigare d'où s'étalaient de grandes volutes beiges. Jean Racine, quant-à-lui, était accoudé à une sorte d'établi où il faisait lentement repousser son bras à force de concentration (il en était désormais au poignet, le plus délicat de toute la manœuvre).

Deux jours avaient filé depuis l'attaque à MotorHeaven, mais les séquelles de cette épique expédition se faisaient toujours sentir chez les Immortels. Sans plus de cérémonie, Perrault brandit l'objet qu'il rapportait avec une ostensible fierté : il s'agissait d'un volume relié, qui avait tout du livre commun du vingt-et-unième siècle. Or, ce n'était pas n'importe quel ouvrage, puisqu'on pouvait lire sur sa tranche aussi bien que sur sa face :

MOLIÈRE BIKER

le soldat des mots

« J'ai enfin pu l'obtenir ! gloussa le conteur. »

Bien entendu, chacun de ces auteurs connaissait déjà l'histoire qui était narrée entre ces pages, Pascal leur en ayant fait le récit suffisamment détaillé. Mais la vision de toutes ces aventures qui se concrétisaient en un objet fini formait en eux une indicible joie.

« Passe ! clama chacun des Immortels. »

Le livre fit le tour de toutes les mains, fut feuilleté par ces grands esprits du Grand Siècle.

« C'est exactement comme l'avait rapporté Blaise, confirma La Fontaine avec un sourire.

- Où est-il, au juste ? s'inquiéta Charles.

- Juste ici ! »

Les artistes se retournèrent d'un coup, et observèrent le philosophe des Pensées, qui fit entrer tour à tour tous les autres acteurs concernés par la tragédie du Baille-Cœur. Ainsi prirent place dans la salle nuls autres que Mme de Lafayette, Mme de Scudéry, François de La Rochefoucault, Jean de La Bruyère, Nicolas Boileau, et même Honoré d'Urfé ! On questionna Blaise sur les moyens employés pour sortir cet auteur de la métaphore de Tendre, et Scud avoua avoir brisé la table de Tendre de Corneille, seul remède à cette prison de mots.

« Venons-en à ce pour quoi je vous ai tous appelés à vous réunir ici, s'exclama Pascal. »

Tous se turent, tandis que le philosophe exposait sa requête :

« Mes amis Immortels, si nous sommes céans, face à ce livre qui vient de voir le jour, c'est pour que nous tous, ensemble, passions un pacte.

- Quel genre de pacte ? s'enquit La Bruyère, qui comme tous se méfiait de ce genre de commerce depuis la lecture de Faust.

- Rien de bien surnaturel, répliqua Blaise d'un ton solennel. Et vous adhérerez sans doute sans peine à ma proposition. Vous savez tous que notre survie ici dépend de notre capacité à cacher notre existence au reste du monde. Je suis d'accord avec Boileau pour cette fois : Molière est allé trop loin avec son Baille-Cœur, il a mis en péril toutes nos institutions, avec une puérilité remarquable. Il a beau être mon ami, je me dois de reconnaître qu'il a trahi le plus élémentaire de tous les préceptes littéraires : la discrétion. De plus, il a perdu le contrôle de personnages dont il avait la responsabilité, notamment le machiavélique Tartuffe, qui est à l'origine de la réunion à laquelle je vous convie aujourd'hui. »

« En effet, l'hypocrite, il y a quelques temps déjà, a embauché une sorte d'espion, un certain Ian Midas. Ce petit littéraire de pacotille a suivi le Baille-Cœur durant toute son aventure, et en a relaté l'épopée de façon beaucoup trop compromettante. Son rapport, c'est le livre que vous tenez entre vos mains, ce MOLIÈRE BIKER. Il devait avoir une certaine force déjà pour pouvoir connaître les pensées de Madeleine, et les retranscrire avec une telle exactitude. Ainsi, l'Imposteur fait vivre sa malice même après sa mort, puisque ce livre a été publié et imprimé. Désormais, tous les humains, même les non-littéraires, sont en mesure de découvrir le secret de notre existence. »

« Ainsi, je vous donne à tous cette mission, que vous soyez classiques ou non : Immortels, trouvez chacun des exemplaires de ce livre. Lorsque ce sera fait, mettez-le en lieu sûr, ou si ce n'est pas possible, détruisez-le. Quant au propriétaire du livre, tâchez de savoir si lui ou ses proches l'ont lu. Si tel est le cas, je devrais m'occuper moi-même de la purgation de pensées. Et si, par hasard, un jour, on retrouve cet espion de Tartuffe, ce traître qui osa révéler au grand jour l'immortalité des auteurs... enlevez-le. Il reste de la place aux cachots de la BNF.

- Moi je l'aime bien, ce gars-là, objecta Racine. Quand même, il en faut du culot pour publier une histoire aussi farnabulesque, dans un monde où les vivants sont loin de vouloir accepter la réalité littéraire. J'ai hâte que ce gusse nous rejoigne.

- On en rediscutera quand il sera mort. Du reste, j'ai besoin de votre accord pour cette tâche capitale. Chaque détenteur de MOLIÈRE BIKER est un criminel littéraire. Me suis-je bien fait comprendre ?

- Je suis d'accord, clama le premier Nicolas Boileau. »

Puis tous les autres acceptèrent. Personne ne devait savoir. C'était bien trop dangereux.

Charles Perrault, qui toujours tenait son exemplaire en main, l'ouvrit vers les dernières pages. Et là, il vit, il vit très distinctement même, que tous les mots de cet entretien se chargeaient à rythme soutenu dans ce livre maudit. Pris d'un réflexe salvateur, il referma l'ouvrage avant que ce dernier pût capturer plus de l'existence clandestine de tous ces morts vivants.

MOLIÈRE BIKER : le soldat des motsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant