Les sept artistes levèrent la tête. Je sortis du portail infernal – mais quelle sortie ! : vêtue de trophées somptueux dignes d'un conte de fée, ma chevelure tombait désormais jusqu'à mes épaules, tandis que mes bras soutenaient le corps de Molière, à la chair transparente (pour cause : il ne s'agissait que de son âme). Le sourire aux lèvres, je transportai mon fardeau jusqu'à la réelle enveloppe corporelle du dramaturge. Je laissai l'âme s'y infiltrer comme une main retourne dans son gant, et observai avec euphorie la plaie du biker se refermer peu à peu. Derrière moi, la porte des enfers s'effondra, closant le passage à tout curieux trop aventureux.
« Madeleine ? appela une voix écailleuse. »
Pleurant de satisfaction, j'aperçus le regard de Molière ancré dans le mien. Un regard plein de vie.
« Madeleine ? Comment est-ce possible ?
- Tu m'as donné la vie. Disons que, désormais, nous sommes quittes. Je suis allée te chercher. Aux enfers, j'ai dû combattre Cerbère, gagner la traversée du Styx grâce à un pierre-papier-ciseaux chanceux contre Charon, interrompre une séance de satanisme pour embaucher un guide, un certain Joris-Karl, qui m'a mené tout droit aux Champs Élysées où quelques Héros m'ont offert les présents que je porte, puis j'ai... »
Je me tus. Molière avait nonchalamment disposé son doigt sur mes lèvres.
« Ces mots appartiennent à un autre Roman, mademoiselle. »
De nouveau en possession de toutes ses forces, l'écrivain se releva, s'auscultant avec soulagement.
« Je ne sais pas comment te remercier, m'avoua-t-il. Ou plutôt si. Je sais parfaitement comment le faire. »
Il m'adressa un sourire complice, et s'agenouilla dans la cour souillée de sang :
« Madeleine... Je t'aime. Depuis plus de trois cents ans. Tu as été tout pour moi dans ma première vie, puis je t'ai perdue en épousant ta fille. Un coup du destin a voulu que tu reviennes, et je ne pourrais supporter de te perdre une deuxième fois. Je ne suis plus un Biker, Madeleine. Je me présente à toi simplement comme Jean-Baptiste Poquelin, jeune comédien tout droit sorti du Collège de Clermont, qui ne demande qu'à t'aimer. »
Il me présenta ses mains jointes, dans lesquelles se matérialisa une petite boîte ouverte, où je devinais une bague sertie des plus beaux mots qui fussent.
« Madeleine. Veux-tu m'épouser ? »
Je laissai tomber mon manteau en plumes de harpie, et tous mes autres présents de l'au-delà. Un temps passa.
« Non. »
Je me retournai sans un mot, laissant la foule de Classiques derrière moi, dans son piteux champ de ruines. Je m'éloignai d'un pas décidé. Je le sentais, mon histoire était bientôt finie, et ce serait la fin de ce Roman, la fin de Molière Biker. Je sortis de MotorHeaven, face à l'aube qui me chatouillait la peau.
Les mots n'ont de pouvoir que ce qu'on leur accorde, et je voulais partir de ce monde où ils étaient tout, et où les êtres ne se résumaient qu'à des personnages manipulables à souhait, par une tête inconnue. Je voulais connaître la vie, la vraie, celle qui n'était narrée par personne, et dont seule moi serait la maîtresse.
On m'a dit que mon cœur était vide. Or, je crois plutôt qu'il n'est pas encore plein. Je ne suis pas cette Madeleine que Molière a voulu ressusciter ; je ne suis ni un auteur, ni un personnage lambda, condamnés à jouer pour l'éternité le même rôle. Non, moi, j'ai le choix. Et on me connaîtra comme celle qui décida de quitter les lettres prédites pour forger sa propre histoire. Non pas sous le nom de Madeleine, inventé de toute part par les circonstances. En revanche, ceux qui auront lu ma vie pourront se souvenir d'un nom qui me désigne pour sûr : Je.
Je sens que j'arrive au bout de mes mots. Enfin, je suis libre.
Libre.
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MOLIÈRE BIKER : le soldat des mots
HumorL'histoire de Molière. Sauf que c'est un biker. Accompagné de l'ingénue Madeleine, le célèbre dramaturge super-héroïque parcourt les routes en cassant les crânes de ses personnages emblématiques mutinés contre sa suprématie. Violence, littérature...