Nous étions sept : un hippie, un mentaliste, un musicien italien, un conteur fou, Rambo, un joueur compulsif, et moi, réunis autour du van de Jean Racine. Nous discutions, chacun allant de sa petite théorie quant à la soirée à venir, comme s'il s'agissait d'une sympathique fête chez un ami. Pour tous, il n'y avait pas à argumenter : cette bataille serait forcément gagnée avec tous les mots dont nous disposions, comparés à ceux fragmentés d'un seul écrivain.
Seule moi semblait me faire un minimum de mouron : certes, nous avions la force... mais les ennemis étaient dirigés par un génie stratège dont la malice était déjà venue à bout de Molière. Et si Tartuffe était suffisamment malin pour nous résister ? Je chassai ces rudes pensées et m'inquiétai de la préparation au combat. Pour ma part, je n'étais pas formée à la défense au corps à corps, et seul le pistolet d'Hippolyte me fournissait une possibilité de riposte. Il ne me restait que deux billes foudroyantes, je me promis de les utiliser à bon escient.
Je me mis en tête de questionner tous les écrivains du groupe à propos de leur tactique d'attaque.
« Moi ? s'écria Racine. J'ai en stock quelques aptitudes de personnages que je n'ai pas concrétisés, qui donneront du fil à retordre à quiconque m'approchera. N'oublie pas non plus que les plantes sont nos alliées. »
« Je fournirai un soutien à distance, expliqua Blaise Pascal. Grâce à mon esprit, je pourrai maîtriser quelques ennemis, soumis à ma volonté, et en neutraliser d'autres sur votre simple demande. Je pourrai également lire leurs intentions et vous prévenir par télépathie. »
« Alora... réfléchit Lully en se grattant le menton. Ié vé faire comme d'habitoude. Beaucoup de brouit. »
« Holà ! ricana Charles Perrault. Je pense que je vais me métamorphoser selon les besoins, et frapper très fort. J'ai plus d'un tour dans le sac, et les pouvoirs de la fée Maléfique sont de plutôt bon usage en de pareilles occasions. »
« Ma cocotte, répondit Jean de La Fontaine, comme le conteur, je suis capable de métamorphoses en tous genre (notamment en la mort en personne), mais j'ai le sérieux avantage de tirer des animaux à la place des balles de mes fusils d'assauts.
- Quel genre d'animaux ?
- C'est aléatoire, mais je suis bien content quand je tombe sur un T-rex. »
« Un magicien ne révèle jamais ses secrets, railla René Descartes. »
Comme la nuit venait de tomber, et que notre chef de groupe (vraisemblablement Blaise) avait décrété que nous lancerions l'attaque à minuit, nous décidâmes de dîner dans un fast-food misérable à deux pas du Soi-Roleil, où les gérants devaient être habitués à voir débarquer des excentriques armés jusqu'aux dents. Tout en engloutissant leurs burgers, les écrivains du dix-septième siècle se lancèrent dans un grand débat pour déterminer lequel d'entre-eux tuerait le plus de personnages. J'entendis des absurdités et exagérations qui m'extirpèrent quelques rires brefs. Le rose me montait aux joues, dans cette ambiance festive. J'étais heureuse. Était-ce à cela que ressemblerait le reste de ma vie ? Une vie parmi les grandes Lettres ? Ces questions ne m'empêchaient pas d'apprécier le moment, qui se prolongea jusqu'à ce qu'on ait commandé la quatrième tournée de malbouffe.
C'est alors qu'on poussa la porte du restaurant. Une petite mélodie toute droit tirée d'un vieux western se mit à grésiller depuis un antique poste de radio posé dans un coin, et le fast-food mua en saloon rien qu'avec l'influence d'une personne, dont les santiag' résonnaient à chaque pas.
Je me retournai pour observer la scène en détail : Pierre Corneille, plus équipé que le vacher mal réveillé que j'avais rencontré précédemment, était affublé d'un chapeau, d'un jeans, d'une chemise en cuir mal lacée, et de la pièce maîtresse de l'équipage : huit holsters chacun plein d'un gun différent. Le dramaturge se tenait en position de duel, plissant les yeux devant le hippie qui s'était levé.
« Coyotte, cracha le cow-boy, je t'avais bien dit de te tenir à l'écart de mon ranch, vire-toi de là ou mes bullets auront vite eu raison de ta ridicule coque à noix de tête.
- Qui a invité le croûton ? se plaignit Jean Racine.
- C'est moi, se désigna Pascal. Deux bras de plus ne peuvent être que bénéfiques. Vous êtes les deux membres les plus puissants du groupe, alors, juste pour cette fois, et pour l'amour de Molière, mettez vos petites rancœurs de côté.
- Blaise, je te croyais digne de confiance. Tu m'as caché que ce lézard pourrirait la soirée.
- Désolé, papy, répliqua le hippie, mais il faut bien que quelqu'un s'occupe de rétablir la paix et l'amour dans le monde pendant que tu te traînes en déambulateur.
- Très malin, renchérit Pierre, de la part de quelqu'un qui bouffe plus d'herbe que mon troupeau de vaches réuni.
- Très spirituel, de la part d'un tel fossile qu'une compagnie pétrolière irait l'exploiter si les archéologues n'étaient pas déjà dessus.
- Oh ! Monsieur Racine nous fait de l'art, de la pure prose comme il la fait si bien dans ses pièces en vers !
- C'est vrai que tu es monsieur Respect-des-Règles, hein ? Pas capable d'écrire une tragédie sans que ça finisse bien à la fin !
- Poète enfumé !
- Assassin de la catharsis !
- Bélître ostentateur !
- Momie orgueilleuse !
- Voleur de Bérénice !
- Tu m'as volé Bérénice, en rajoutant Tite dans le titre par plaisir de contrefaire !
- Boudjou j'vais t'descendre ! »
Corneille sortit un colt, et fut désarmé aussitôt par une projection sonique de Lully. Pascal rétablit le calme après quelques sermons et menaces, quand je m'interrogeai :
« Maintenant que nous sommes sur le point de partir au combat... j'aimerais savoir quel nom nous donnerions au groupe. Puisque ce sont les mots qui font notre force, alors autant qu'un mot ou groupe de tels nous rassemble tous.
- Très judicieux, sourit Perrault.
- Que dites vous des Écrivains Morts du Soi-Roleil ? proposa Descartes. Ça fait les EMSR.
- Et ?
- Et rien.
- Pas terrible, reprit le conteur. Pourquoi pas Les Vengeurs ?
- C'est très bien mais je crois que c'est déjà pris, s'interposa Pascal.
- Ou alors... commença Racine.
- Non, coupa Corneille. Toutes ses idées sont...
- Oh, férmé là, vous ! s'imposa Lully.
- Je propose de nous nommer de la même façon que les littéraires d'aujourd'hui vous appellent, dis-je. L'Alliance Classique.
- Ça en jette un max, comme diraient les jeunes, approuvèrent les écrivains d'un commun accord. »
Pourquoi pas, oui. Soyons-la.
Soyons ceux qui sauveront - sinon le monde - notre ami Molière.
Soyons ces rêveurs qui se battent pour une vie - sinon meilleure - plus pimentée.
Soyons l'Alliance Classique.
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MOLIÈRE BIKER : le soldat des mots
HumorL'histoire de Molière. Sauf que c'est un biker. Accompagné de l'ingénue Madeleine, le célèbre dramaturge super-héroïque parcourt les routes en cassant les crânes de ses personnages emblématiques mutinés contre sa suprématie. Violence, littérature...