XII Discussions secrètes

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 « Pourquoi Harpagon avait-il cette apparence ? Demandai-je à Molière, curieuse.

- Comment cela ? Il l'a toujours eue ainsi.

- Non... c'est-à-dire que cette carrure, ce visage appartenaient à une autre personne. Une personne réelle.

-Ah ! Louis de Funès, si je me souviens bien.

- Oui, exactement.

- Figure-toi bien une chose : les personnages que je crée ne peuvent exister seulement parce que de réels humains s'en souviennent, et sont imprégnés de leurs mots. Ainsi, je ne peux pas recréer un personnage que tout le monde a oublié, et plus de personnes se souviennent dudit caractère, plus il sera puissant. Par conséquent, l'apparence de ces créations correspond à la représentation que les gens s'en font. En l'occurrence, ce Louis a joué Harpagon dans l'adaptation cinématographique de 1980 et c'est en cette incarnation qu'il occupe l'imaginaire populaire. C'est aussi simple que cela. »

Je me tus ; j'avais tellement d'autres questions à poser que ma langue en restait pétrifiée ! Molière replongea dans ses pensées tandis que le sommeil me gagnait peu à peu.

Je m'éveillai en sursaut. La nuit turque s'était de nouveau aplatie sur l'Arbre, éclairé par une myriade d'éclatantes constellations, et par un cercle lunaire plus impressionnant que jamais. Je me prélassai dans mon lit : on y était si bien, et la Catharsis de Racine m'avait comme allégée de tous mes soucis. Je lançai, à l'attention du lit d'en face :

« Tu dors ? »

Quelques secondes passèrent, et j'osai un coup d'œil : Molière avait quitté sa couche sans même me prévenir. Combien de temps avais-je dormi ? Je remuai mes membres avec un râle : ils étaient toujours engourdis. Je réitérai l'expérience, et mon corps se décontracta d'un coup, si bien que je chus du sommier, tête dans une dalle. Je me relevai péniblement et me massai le cou.

Je dévalai la colline en haut de laquelle siégeaient nos lits, pour arriver dans une petite allée dallée de vestiges. Un jeune homme recouvert de cicatrices et d'un pagne, yeux rougis par l'herbe, me salua :

« Hey, ma grosse.

- Je vous demande pardon ?

- Tu t'es perdue ? Ravi de te rencontrer. Je suis Hippolyte, fils de Thésée et d'Antiope. »

De mon peu de connaissances mythologiques, je ne crus tout d'abord pas avoir affaire à un personnage. Hippolyte se leva et son unique vêtement tomba au sol.

« Je vous trouve gênant, lui confiai-je. Pourriez-vous, à tout hasard, me dire où se trouve Molière ? »

Le jeune homme prit sa respiration pour répondre quand une femme passa à vive allure, sans même que j'aie le temps d'en discerner le visage, et donna une violente tape sur le derrière d'Hippolyte qui se retourna vivement. Trop tard, la femme courait déjà.

« Maman ! geignit-il. On avait dit pas sur les fesses !

- Vous êtes extrêmement gênant.

- C'est ma belle-mère Phèdre. Elle est tombée amoureuse de moi à cause d'une malédiction millénaire... c'est compliqué. Quant à Molière, tu le trouveras sûrement sous l'arc des discussions secrètes. »

Je remerciai l'excentrique Hippolyte pour ses renseignements, et, après qu'il m'eut désigné l'itinéraire à emprunter, je m'élançai à pas de louve vers mon sauveur.

L'arc des discussions secrètes était caché dans un sympathique bosquet d'arbres fruitiers, auquel l'allée de dalles me mena sans détour. Soudain, je me figeai : accoudé à l'antique arc, Racine était en pleine discussion secrète avec Molière. Que pouvaient-ils bien me cacher ? La curiosité fut trop forte, et je décidai de rester écouter.

« Mais enfin, Mo ! S'écria le tragédien en chuchotant. Tu te rends compte un peu de ce que tu fais ? Tu sais pertinemment bien que notre chef de file nous a formellement interdit d'écrire à nouveau ! Tu n'as pas peur de perturber le monde avec tes idioties ?

- Je sais ce que je fais, Jean. Et puis depuis quand écoutes-tu ce que dit Boileau ? Tu t'es toi-même exilé du Soi-Roleil pour échapper à son emprise.

- J'ai peur pour toi. Tu ferais mieux de retourner à la paix, car sinon, ce sera à la terre. Écrire à nouveau est une chose, mais la manière avec laquelle tu as décidé de le faire en est une autre... »

Racine se retourna subitement, et me fixa droit dans les yeux. Une boule d'angoisse se forma en moi ; je n'aurais peut-être pas dû écouter en fin de compte...

Il m'avait suffit d'effleurer un seul brin d'herbe pour que Jean Racine soit averti de ma présence. Sa connexion avec les plantes était beaucoup plus importante que ce que je pensais. Les dramaturges me firent signe d'approcher, ce que je fis, honteuse.

« Je suis désolé, s'excusa Molière. Je ne voulais pas raccourcir cette si belle nuit, Madeleine, mais j'ai reçu une alerte, et devais en discuter d'urgence avec Jean. »

Je fronçai les sourcils, interrogative. Le biker m'adressa un confiant sourire en retour, et jubila :

« Le traceur que j'ai placé sur la moto d'Harpagon a donné ses fruits ! Je l'ai retrouvé, et pas n'importe où ! »

L'écrivain affichait une excitation hors-norme.

« Où donc, m'enquis-je ?

- Ce soir, ma belle, nous allons au théâtre. »

MOLIÈRE BIKER : le soldat des motsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant