XXIV Tragédien de province

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Je me réveillai soudainement. Molière avait retiré son casque et je m'étais endormie sur son dos. Il avait roulé toute la nuit sans subir la moindre séquelle de la part du mesquin sommeil. Le biker se leva et s'étira devant le soleil qui sortait tout doucement des montagnes lointaines. Je me rendis soudain compte du décor dans lequel j'étais soudainement plongée : plus de grands immeubles gris et fades, de Seine et de parcs crottés, nous étions entourés de la vraie nature : une immense forêt balafrée seulement par la route où Armande avait béquille à terre. Le ciel avait la teinte jaunie des vieilles pages. Je retirai la bouteille de cognac des lèvres du conducteur tricentenaire, et lui souris :

« Bonjour.

- Bonjour. Bien dormi ?

- Étonnamment bien. Tu n'as pas besoin de repos ?

- J'en prendrai bien assez lorsque j'aurai repris le contrôle sur ma troupe. Et pour ça, rien de mieux que de tuer le félon, l'hypocrite, le traître, le Tartuffe.

- Où sommes nous, au juste ?

- En Normandie, quelque part autour de Rouen.

- Et combien nous reste-t-il à traverser ?

- À peu près deux cents mètres. »

Puis Molière, carte de Paris sous le bras, m'invita d'un geste à prendre le petit chemin forestier qui nous faisait face. Nous avançâmes de quelques pas avant de nous retrouver au beau milieu de grands champs de blé, parsemés de carrés d'herbe où des vaches paissaient en paix. Et au centre de ce grand havre bucolique, une petite maison de campagne façon américaine pointait ses brunes façades vers nos joviales frimousses. Avant que nous arrivassions sur le perron, mon sauveur me prévint :

« Pierre est la troisième personne à avoir reçu l'autorisation de vivre en dehors du Soi-Roleil. Il est très sympathique, quoiqu'un peu taquin. Mais surtout, quoi qu'il arrive, ne lui parle jamais de Racine. Jamais.

- Quelle est son aptitude ? demandai-je.

- Ha ! Pierrot a écrit autant de pièces que moi, et des comédies autant que des tragédies, alors tu peux imaginer le nombre de personnages dont il maîtrise les mots. Mais rassure-toi, il tient à sa couverture de cow-boy, et tout son décor rural serait bien vite désintégré s'il usait d'un seul de ses pouvoirs maintenant.

- Ça ne me rassure pas tellement que ça... »

Molière toqua, confiant. La porte s'entrebâilla, bloquée par une chaînette de sécurité. Je m'attendais à voir un bout de nez dix-septièmien sortir de ce trou d'huis, mais seul un canon de fusil de chasse nous fut présenté :

« Sortez de chez moi, jeunes punks, ou je vous mitraille le ciboulot !

- Quel accueil !

- Mo ? Qu'est-ce que tu fais ici ?

- Ouvre un peu. »

Quelques loquets crissèrent, puis la porte ne fut plus un obstacle. Pierre Corneille apparut, petit homme aux yeux doux durcis par ses sourcils froncés, à la demi-calvitie et à la petite moustache bien taillée. Sans oublier un magnifique chapeau de cow-boy.

« Je t'avais dit de ne plus revenir nous troubler, toi et ta bande de fières arsouilles. Et vous revoilà sur le pas de ma porte, chenapans ! »

Corneille resta grimaçant quelques secondes avant de sourire jusqu'au front.

« Braaaaah, mon petit Mo, qu'est-ce que tu deviens ? Entre, je t'en prie ! »

Les deux hommes furent pris d'un fou rire et s'embrassèrent (avec les bras, c'est le principe d'une embrassade). Nous pénétrâmes dans une confortable maison de fermier où la lumière inondait jusqu'aux moindres petits recoins.

« Qu'est-ce qui t'amène en Normandie ? T'irais pas revoir le Capitaine par hasard ?

- Non, malheureusement.

- De quoi s'agit-il dans ce cas ? »

Soudain, des pas interrompirent la discussion. Une magnifique femme en robe de chambre, aux yeux à peine réveillés, balbutiait quelque bonjour à Pierre. Ce dernier demanda un instant et partit discuter avec cette mystérieuse inconnue.

« Il s'agit de Marquise, m'informa Molière. C'est une femme qui a vécu au dix-septième siècle comme nous. Elle était une actrice extrêmement connue, à laquelle Pierre avait écrit un poème.

- Attends... comment se fait-il qu'elle soit toujours si vivante... et si jeune ? Ce n'était pas une écrivaine, non ?

- Non. En revanche, mon ami tragédien a pu la créer comme un personnage à partir des écrits qu'il en avait fait.

- Tu veux dire qu'une personne réelle... peut devenir un personnage ?

- Si cette personne est écrite par un auteur qui devient Immortel, oui. Ainsi, Pierre a offert l'immortalité à cette personne, en échange de son amour. Ils sont mariés désormais.

- Mais... c'est inhumain !

- Boh, Corneille reste un homme après tout. Et il a mis au moins cinq ans à la séduire totalement.

- Toujours est-il que je ne comprends pas cette vision de l'amour.

- À chacun la sienne. »


Les époux revinrent, tout souriants, et nous nous assîmes tous quatre autour d'une table de petit déjeuner à la nappe carrelée rouge et blanche. Nous partageâmes des tartines, comme de vieux amis. La discussion dériva vite :

« Comment ça, mandai-je à Corneille et Molière, vous seriez les mêmes personnes ?

- Oui, confirma le comédien, quelques prunes littéraires avides de faire couler de l'encre pensent que je n'ai jamais existé, et que "Molière" n'est qu'un vaste complot derrière lequel se cache, entre autres, Pierre.

- En réalité, continua Corneille, je ne me verrai pas écrire Les Femmes savantes ou d'autres pièces si peu sérieuses.

- Avoue tout de même avoir été plutôt vexé que seules tes tragédies soient demandées après Le Cid.

- C'est la rançon du succès.

- Sur quoi les complotistes pouvaient-ils bien se baser pour prouver ton inexistence ? questionnai-je au dramaturge comique.

- Eh bien... se remémora Molière, après ma mort, personne n'a jamais retrouvé mes affaires personnelles, qui se seraient égarées dans un coffre. Mais ce que ces sots ne peuvent pas savoir, c'est que je suis moi-même allé rechercher cette malle après avoir été enterré ! »

Nous éclatâmes d'un rire gras, de celui qui se moque des ignorants. Après tout, qui pouvait soupçonner qu'un tel monde dormait derrière la littérature ? Mes yeux étaient mouillés de larmes joyeuses, et ma vue ne revint que peu à peu. Face à moi, Marquise ne riait pas. Elle semblait rongée par une chose inconnue, qui drainait son plaisir. Elle me fixait, un mot de détresse sur le bout de la langue. Mais elle le ravala.

MOLIÈRE BIKER : le soldat des motsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant