XXX Touché, Coulé

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Le gangster supérieur Arnolphe lança :

« Ah ! Ah ! Mon bon Molière, je savais que tu n'arriverais pas à percer ma barrière, car tu n'en as plus la force. Vois-tu, maintenant que tu es coincé, il est temps de t'avouer la vérité. »

Il tira sur une cordelette, et ce furent tous les murs de la pièce qui s'affaissèrent comme des linges tenus par un simple fil. Nous pûmes ainsi observer nos six ennemis, trois au devant du bateau, et trois de l'autre côté. À la poupe se tenaient les plus importants : Arnolphe, Horace et Agnès.

« De quelle vérité parlent-ils ? m'inquiétai-je. »

Francis Cabrel et Mme. Naïveté reculèrent pour atteindre Armande. Ils détachèrent la malle de son dos et la posèrent au sol. Les deux loquets furent soulevés, et Harpagon-de Funès sortit de la boîte comme un diable, bras levés. Il avait perdu jusqu'à ses rides et ses airs craintifs, sa peau fondant telle une couche de peinture humaine. Mon esprit fusait en tous sens, et je reconstituai enfin le puzzle : Harpagon s'était délibérément caché dans la malle lors de notre combat contre Jordan. Il s'était rendu ridicule et inoffensif, pour être sûr de ne pas se faire tuer. Il nous a donné l'information du point de ralliement et de l'attendrissement... et nous ne nous étions rendu chez Monsieur Jourdain uniquement parce que le traceur que Molière avait placé sur Harpagon s'était activé là-bas.

Je me rappelai du témoignage d'Honoré d'Urfé : « C'était un petit vieux, trapu, presque chauve. ».

C'était lui. Depuis le début, c'était lui qui nous trimbalait dans tout Paris, qui nous menait en bateau, qui nous manipulait... tout en nous faisant croire que nous gardions le contrôle.

C'était un génie du mensonge, c'était... un hypocrite.

Harpagon s'extirpa de son récipient et fut pris d'un fou rire diabolique. Il exécuta une parfaite révérence, et lorsqu'il se releva... son visage avait changé, tout autant que sa carrure. L'illusion était tombée

« Tartuffe... grogna Molière. »

Tartuffe était grand et fin, vêtu d'une longue toge de dévot à manches courtes et en cuir. Ses gros sourcils et son long nez s'articulaient ensemble pour former des expressions du visage impossibles à tout autre. Il dégageait tous les sentiments qu'on pouvait feindre, et je l'eus trouvé aimable s'il ne m'était revenu en tête qu'il était le responsable de toute cette histoire. Le faux dévot rejeta en arrière sa longue tignasse noire et grasse puis demanda :

« Surpris ?

- Un peu quand même, répondit franchement Molière. »

Tartuffe sourit tellement fort que ses dents semblèrent applaudir entre elles.

« Vois-tu, comme je suis le grand méchant de l'histoire, reprit l'hypocrite, et que mes poings ne me servent à rien, j'userai de ma seule langue. Il me fallait un moyen de te duper, de te faire perdre peu à peu tout ce que tu avais construit en ces années de règne impitoyable. Alors, j'ai commencé par ta place de chef, qui m'appartient désormais. Je t'ai ensuite pris tes pouvoirs, en encourageant toutes tes créations à utiliser leurs aptitudes en masse de façon à ce qu'ils pompent un maximum sur ta réserve de mots. Je t'ai ôté le respect du cénacle et des Grands écrivains en te forçant à sortir au grand jour (de nuit), sans compter les journalistes que j'ai soudoyés pour que tu fasses la Une du JT. Finalement, j'ai déplacé le traceur que tu avais disposé sur Harpagon... sur moi, et je vous ai emmenés pile où je voulais. Ça a été du boulot, je te l'assure. Désormais, prépare-toi à un coup de force ! Mesdames et messieurs, je m'apprête à subtiliser au plus grand dramaturge au monde, et devant ses yeux... sa femme. »

Je me retournai vivement. Molière avait-il réellement une femme ? Sans plus attendre, Tartuffe se jeta sur la moto de l'écrivain, et plaqua ses deux mains dessus. Aussitôt, des banderoles de lumière turquoise enveloppèrent la Harley qui se contorsionna en tous sens, comme une chenille dans une chrysalide photonique.

Les éclats s'éteignirent, et laissèrent place à une jolie jeune femme blonde, ne portant que des sous-vêtements de cuir, à savoir ce qui était anciennement la selle du véhicule. La moto métamorphosée n'eut pas le temps de crier que Tartuffe l'avait déjà assommée et fourrée dans un sac. La vérité me vint si puissamment aux tripes que je poussai un cri de rage avant de me tourner vers Molière :

« Comment as-tu pu faire ça ? Quand tu m'as dit que ta Harley s'appelait Armande, j'ai cru que c'était en mémoire de ta femme, comme n'importe quel non-littéraire le penserait. Mais maintenant... je comprends enfin. Armande est Armande. Tu as ressuscité ta femme et tu l'as transformée par je ne sais quel sortilège en... une motocyclette ! Tu as fait de ta femme un objet. Et je comprends maintenant ce que tu voulais de moi. Tu voulais un autre deux-roue, c'est ça ? Ou, quitte à être original, une trottinette électrique ? Combien de femmes as-tu emprisonnées, au cours de ta longue vie ? »

Molière avait baissé la tête, rouge et de honte et de colère. Ses poings étaient si serrés qu'ils étaient sur le point de briser leurs propres os. De son côté, Tartuffe jubilait de la pagaille qu'il avait créée. Il mit sa main à la bouche, nous envoya un baiser et ces paroles :

« Jeunes gens, je vous quitte. Quant-à-toi, chef, je te laisse jusqu'à ce soir pour venir chercher ta moitié à l'amphithéâtre du Soi-Roleil. Seul. Ou je la tue. C'est à toi de choisir. »

Le dramaturge était tant enragé que plus aucun mot ne sortait de sa bouche, juste quelques babillements de courroux. Mais je m'en moquais bien, je ne désirais qu'une chose : sortir.

Tartuffe avait bientôt disparu dans l'horizon, chevauchant sa malle qu'il avait transformée en motocycle. Je m'approchai de Molière et lui demandai avec rage de nous faire sortir d'ici. Il m'abattit d'un coup de poing, je heurtai violemment une chaise. Je sentis quelque chose craquer. J'avais du mal à respirer. Je tentai de me relever mais... je sursautai d'effroi... je ne sentais plus mes jambes. Tremblante comme une feuille, je fis un nouveau malaise. Je sentais le monde hurler autour de moi. Des choses exploser. Du verre chuter. On tirait. Pan, pan. Quelque chose d'humide me recouvrit. Le sol se souleva... ou était-ce moi qui m'élevais ? Tout s'assourdit. Je tombai à l'eau, évanouie.

Je coulais. Je coulai.

MOLIÈRE BIKER : le soldat des motsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant