IV Molière Buyer

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Bien heureusement, je passai la nuit dans un autre étage du Soi-Roleil. Il s'agissait du logement d'une autre connaissance de Molière : Marie-Madeleine. Je n'en ai pas vu plus qu'une silhouette assoupie dans un grand lit, occupée que j'étais à sommeiller sur un canapé qui semblait avoir été retouché des centaines de fois. Une ou deux heures avant l'aube, Molière me réveilla et nous quittâmes enfin cet immeuble miteux, sans croiser autre que Blaise Pascal qui me fit un étrange signe de tête.

Un tour de clé, et le moteur enragé de la Harley ressuscitait. Nous roulâmes des heures durant, pour le simple plaisir de le faire : les doux vrombissements des pneus de la moto contre l'asphalte m'avaient apprivoisée ; je frémissais d'excitation à leur évocation. Les non-motards ne pourraient jamais comprendre cette sensation. Il faut essayer au moins une fois. Cramponnée au dos du musculeux dramaturge, j'étais en totale confiance, une sorte de laisser-aller suprême que conférerait quelque drogue. Au petit matin, nous nous arrêtâmes en un parc, sur un banc duquel Molière sortit de son gilet de cuir une bouteille de cognac.

« C'est interdit d'être saoul au volant ! Lui fis-je.

- Mon Armande, elle a pas un volant mais un guidon ! Tonna le biker.

- Attends... tu as appelé ta moto Armande ?

- Quoi ? Est-ce que c'est pécher ?

- Mais c'est franchement démodé comme nom.

- Ouais. C'était le nom de ma femme. »

Je déglutis. Je ne voulais pas toucher un point sensible, surtout chez un survivant du dix-septième siècle perdu dans le présent.

« Pas grave ! Tenta-t-il de me réconforter. De toute façon, elle avait la moitié de mon âge et m'aimait pas, et s'est r'mariée avec ce salop de Guérin, à ma mort. Pis c'était la fille de mon amour de jeunesse. Tu te rends compte : la femme de ma vie était ma belle-mère. La douille. »

Je cogitai un instant : 

« Alors pourquoi avoir appelé ta moto comme ta femme ?

- Parce que je l'aimais, moi. Ma femme.»

Nous nous tûmes. Molière me fit signe que nous étions à court de cognac. Il était urgent de s'en réapprovisionner.

La motocyclette pila en face d'un Intermarché sur le point d'ouvrir. Nous y entrâmes. Jamais je n'aurais cru avoir l'occasion, une fois dans ma vie, de voir Molière, habillé de cuir, en train de choisir quel lot de tranches de jambon il devrait acheter pour le repas du soir. Pendant qu'il faisait ses emplettes, je m'informai :

« Pourrais-tu m'en dire plus sur cette piste dont tu me parlais hier ?

- Ah. Il s'agit de retrouver Harpagon, l'homme le plus pince du monde. Et devine quoi : je l'ai créé.

- Il avait quelle place dans ton gang, cet Harpagon ?

- Déjà, ce n'est pas n'importe quel gang mais l'Illustre Gang. Et quant-à-l'Avare, c'était en quelque sorte le vieil enfant de l'équipe. Un jour, La Flèche lui a rayé sa moto, et le bougre a hurlé à la mort jusqu'à ce que je lui en repaye une nouvelle. Un vrai gamin. Tiens donc, du riz Lustucru. Je ne savais pas qu'ils en avaient ici... »

Molière se servit autant qu'il put dans les rayons. Il reprit son discours sans crier gare :

« Quant-à savoir comment exactement mon Harpagon a pu être retrouvé, c'est très simple : on a déniché le cadavre d'un mendiant. Il lui manquait les deux mains, la langue et un large morceau de tête. Ce sot a dû trouver pertinent de prier l'aumône de façon un peu trop insistante, et l'Avare a pété un câble comme ça lui arrive.

- Attends, Molière... tu me dis que Harpagon a démembré cet homme, comme ça, tranquillement ?

- Je pense que du côté du mendiant c'était un peu moins tranquille ; mais oui c'est à peu près cela.

- Mais... cela veut dire que les personnages que tu crées ont aussi des super-pouvoirs !

- Je n'aime pas trop ce terme. Je dirai mieux « aptitude ». Et oui, j'ai pris soin de décupler les caractéristiques de chacun de mes Illustres Gangsters. Ainsi, Harpagon a une force surhumaine lorsque de l'argent est en jeu. Heureusement que votre société est beaucoup moins vénale que l'était la notre. »

Puis, pot de cornichon à la main, il se retourna d'un coup :

« C'était un sarcasme. Pour en venir au bout : les témoignages que le sonar de Lully a pu récolter – oui, il a un sonar sonique ; ne t'étonne plus pour un rien, je te prie – confirment que mon cher Harpagon vient faire ses courses tous les jours à la même heure au même magasin. »

Puis, s'arrêtant en tendant l'oreille :

« Le voici. »

De petits sons de grelots tintaient chacun de ses pas. Un petit homme déboula d'une allée, premièrement de dos. Chauve, il portait des tatouages illisibles qu'il avait certainement payés à moitié prix, voire pas du tout. Molière siffla à son attention :

« Alors, on ne reconnaît pas son chef et plus généreux créancier ? »

Harpagon se figea en plein pas, dans une posture cartoonesque. Puis, pivotant sur son pied, il nous fit face, dents serrées, braguette ouverte. J'en restai bouche-bée : l'Avare était une parfaite reproduction (costumée en biker) de Louis de Funès.

 J'en restai bouche-bée : l'Avare était une parfaite reproduction (costumée en biker) de Louis de Funès

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MOLIÈRE BIKER : le soldat des motsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant