Toute cette aventure volait dans ma tête, tourbillonnait et secouait tout. Des flashs, des images et des sons m'assaillaient de partout : la trompette laser, la catharsis de Racine, le meurtre d'Harpagon, les cris des motards, le théâtre savonné, la chaleur de l'Arbre, le Ride, Molière qui me sauve, Madame de Lafayette et son pouvoir ignoble... tout cela n'avait aucun sens. Où étais-je tombée ?
« Je sais ce que tu dois penser, marmonna le dramaturge en appliquant sa main sur mon épaule. »
J'avais du mal à respirer, en plein malaise. Molière sentit que j'avais peine à rester consciente, aussi me fit-il face et m'enlaça-t-il délicatement.
« Je te comprends, Madeleine. Je te comprends.
- Ça tombe bien. Parce que je ne me comprends pas moi-même.
- Madeleine...
- Ça n'est pas mon prénom ! Arrête de m'appeler ainsi. Je suis juste dans un mauvais cauchemar. Je vais me réveiller d'ici peu.
- Non, mademoiselle, non. Tu n'es pas en plein rêve, non. »
Je relevai les yeux, pleine d'émotions contraires, et vis que Molière pleurait doucement. Il avait le visage tordu par quelque chose. Nous restâmes embrassés longtemps ainsi avant que nous ne reprissions notre souffle. Mon sauvage sauveur laissa s'échapper quelques bruits entre deux silences :
« Tu sais, au départ, je ne voulais pas que tu assistes à tout ça. Tout ce que j'ai dit à Jordan, j'ai conscience que c'est dur et que personne ne voudrait l'entendre. Oui, je tiens à mon honneur parce que c'est la dernière chose qu'il me reste et que le temps m'est compté. Mais il y a quelque chose que Monsieur Jourdain lui-même ignorait.
- Comment ça ?
- Lorsqu'il parlait de sa vie passée. Ce n'était que les dix dernières années.
- Pardon ?
- Il n'a jamais vécu des centaines d'années. Quand je matérialise un personnage, il est seulement emprunt de mes mots, de ce que j'en ai écrit dans les différentes pièces auxquelles j'ai donné vie. Et lorsque qu'il meurt, toute la mémoire de la vie concrète qu'il a passée ici, tous ces mots s'envolent et disparaissent à tout jamais.
- Attends... ça veut dire que tu as déjà invoqué tes personnages avant ?
- Des dizaines de fois, oui. Lorsque je réinvoque un personnage, il ne sait plus rien que le texte de sa pièce d'origine. Nous avons formé tous les groupes possibles et imaginables, nous avons visité toutes les contrées de ce monde, tout lu, tout vu, tout fait. Mais dans chacun de ces cycles avec mes créations, seul moi me souvenais des bons moments qui avaient été nôtres. En revanche, seul moi me souvenais également des mauvais moments.
- Que veux-tu dire par là ? »
Molière ne répondit pas, ses bras tremblaient autour de mes épaules. Il revint à lui, peu à peu.
« Quoi que je fasse, ça arrive.
- Quoi ? Qu'est-ce qui arrive ?
- Une dizaine d'années après avoir créé mes personnages, ils se révoltent et manquent de me tuer. Quoi que je tente pour les en empêcher. Que je les mène par la peur, la confiance, l'amitié, que je ne les mène pas du tout - ou autre encore ! -, ils se pourrissent indubitablement. Alors, tout ce que nous faisons, ici, maintenant. Toute cette quête. Je l'ai déjà fait des dizaines de fois. J'ai déjà vu tous mes hommes mourir de toutes les façons différentes. C'est pour ça que j'ai pris une décision.
- Laquelle ?
- Lorsque tout ça sera terminé, que j'aurai anéanti l'Illustre Gang jusqu'au bout... je ne redonnerai plus jamais vie aux mots qui m'habitent. Je me contenterai d'une vie changeante, sans caractères récurrents. Le passé est fini pour moi. Voilà trois cent quatre-vingt-seize ans de trop que je passe à vivre sans voir ce que j'aurais dû dès la première heure. Car je vois, oui, je vois maintenant qu'un avenir existe.
Il me regardait droit dans les yeux. Je souris, sans savoir pourquoi.
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MOLIÈRE BIKER : le soldat des mots
HumorL'histoire de Molière. Sauf que c'est un biker. Accompagné de l'ingénue Madeleine, le célèbre dramaturge super-héroïque parcourt les routes en cassant les crânes de ses personnages emblématiques mutinés contre sa suprématie. Violence, littérature...