« Non ! Vociférait le dramaturge contraint de danser. Madeleine, tu dois arrêter ça avant que le maître à chanter n'en profite pour nous attaquer ! »
J'osai un coup d'œil vers le reste de la scène, où le maître de musique astiquait une trompette avec ferveur. Je ne savais rien de son pouvoir, mais il valait mieux ne le laisser toucher aucun instrument ! À ses côtés, son élève commençait à chanter un petit air d'époque ; une sorte de fredonnement qui s'intensifiait à vue d'œil, et dont les fausses notes multipliées vrillaient mes os :
C'était une promenade
Que je faisais souvent
Je me ruai sur Molière pour tenter de le secouer de toutes mes forces, sans effet.
« Son aptitude est bien trop puissante, m'avertit l'écrivain en sueur virile. Il faut que tu frappes directement à la source pour que je puisse m'arrêter ! »
Avec ma tante malade
Toujours dans son couvent
Sans perdre une seconde, je m'élançai sur le mur de fond de scène où le maître à danser avait ses pieds et remuait allègrement le derrière. Nul scrupule en tête, je balançai sur lui un coup de pied transversal puissant qui le fit s'étaler de tout son long. Je souris avant de me retourner vers Molière, m'attendant à ce qu'il m'accorde des remerciements et fasse craquer ses saillantes phalanges, mais celui-ci commençait à se déhancher, visage crispé.
Elle me disait : « Chouquades,
Regarde comme tu es grand
Le professeur de danse ricana tandis que je l'étudiai : il avait profité de sa chute pour effectuer un pas de danse transitionnel qui l'avait amené à une chorégraphie sauvage et tribale. Mon sauveur m'articula entre deux flexions coordonnées :
« C'est l'élève qui catalyse les pouvoirs du maître danseur. Neutralise-le vite !
- Tout de suite ! »
Je n'eus pas fait un pas que le professeur de danse me barra la route, gigotant comme un jambon dans une montagne russe. Qui danse. Tentative après tentative, il s'élançait, étendait son corps brunâtre mi-élastique pour me faire reculer.
J'ai cuit une pintade
Avec de l'ail dedans
À l'extrémité de mon champ de vision, le professeur de musique mettait son cuivre en bouche, tendant le pavillon de la trompette en direction de son ancien chef de gang.
« Empresse-toi ! s'alarma Molière. »
Je m'en retournai sur le maître à bouger. Il voulait danser, le sot ? Alors autant que ce soit moi qui mène.
Je m'emparai d'un poignet du serviteur de Jordan et plaçai mon autre main sur son épaule, avant de plaquer le bougre contre moi. Il rougit, décontenancé, pendant que je commençais à nous faire valser. J'effectuai un ample premier pas, et le danseur de profession me suivit comme une masse molle. À peine retouchions-nous terre qu'un son futuriste se fit entendre.
- Mais enfin quelles salades
Je n'ai que six ans ! »
Continuant la ballade chorégraphiée, j'ordonnai à mon regard de traverser l'épaule moite de mon partenaire improvisé. Il se planta dans les yeux de Molière, dans la position exacte où se tenait le baladin. C'était comme si je dansais avec le musculeux immortel par intermittence. Il me railla :
« J'aurais imaginé notre premier slow autrement. Il faut dire qu'on pourrait avoir mieux comme chanteur. »
Vous m'avez vexé, ad
Aeternam, sales... gens !
« J'imagine que ses talents de paroliers n'ont pas trop crû depuis trois siècles, continuai-je. »
La moue approbative de celui dont la langue est une légende fut interrompue par ce même bruit qui m'avait perturbée et... par un énorme rayon laser couleur or du diamètre d'une pastèque. Le jet de lumière ardente avait manqué Molière de très peu, et je me mis à valser à une vitesse non négligeable. Les coups de laser se multiplièrent, trouant le théâtre de part en part. Le parterre de la scène s'était transformé en un échiquier où la moindre erreur nous serait fatale . Cette valse à trois s'étendit sur plusieurs minutes au cours desquelles je dus feinter comme un valet pour éviter au comédien de terminer en cendres. L'incapacité du maître de musique à bien viser nous fut salutaire - mais elle mit à rude épreuve mon endurance. La fatigue allait m'emporter, mes pas s'enchaînaient dans une logique amoindrie. J'allai à gauche, à droite, devant ; tout le reste s'effondra de sorte qu'il ne me restât plus qu'à bouger. Bouger, à tout prix. Avant, arrière, je tourne, avant, arrière... puis à nouveau ce son ! mais si proche... trop proche.
Pendant un temps, tout fut blanc, et je crus être aveugle. Les contours de la scène m'apparurent bientôt, petit à petit. Ensuite, je vis Molière en pleine strangulation de l'élève chanteur, rouge pivoine, puis rouge pie-morte. Je baissai les yeux et sursautai : le torse du maître à danser avait été totalement désintégré par le tir de son allié. Ne restaient que quatre membres raides en pleine mutation en une liasse de cadavre. Je sentis d'autres vapeurs m'assaillir. Je pensai m'écrouler au sol quand le Grand Biker me retint de son bras ferme et entier. Nous ne nous dîmes rien, et retroussâmes nos manches, désormais en supériorité numérique.
Le maître à chanter, tremblant de toute part, s'écria :
« Vous vous croyez suffisamment puissants pour me vaincre à vous deux ?
- Objectivement oui. »
Entre deux rires de frayeur, le dernier assaillant sortit de derrière une enceinte une grande boîte à guitare.
« Comme dans les films où l'assassin cache son fusil d'assaut dans la boîte, commenta-t-il ! Sauf que là, c'est une vraie guitare qui va vous envoyer brouter les pissenlits par les pissenlits ! »
Sur ces mots, le musicien dégaina une magnifique guiterne électrique toute auto-collée de rouge. Molière hurla :
« À couvert ! »
Nous nous jetâmes tous deux au sol tandis que le rugissement de l'instrument médiéval-éléctronique à cordes pincées explosa d'un coup. La note était si forte que nous pouvions voir des vagues de son se déplacer autour de la guitare. Tout le théâtre se mit à trembler, les planches se fissurèrent. Les oreilles du maître saignaient abondamment (les miennes seraient dans le même état si je ne les bouchais pas de mes dix doigts). Jubilant, notre opposant s'écria quelque chose que nous n'ouïmes point, tant le vacarme était énorme. Il pinça une deuxième corde, et les murs se mirent à vibrer si fort que leur revêtement chut. Je sentais que mon cerveau allait cuire sur place, et rampais sur les coudes pour m'éloigner le plus possible du musicien surpuissant. Je fermai les yeux et la bouche pour que le bruit ne s'y infiltre plus.
Soudain, le son tripla de volume ; il nous jouait un accord complet ! J'hurlai de toutes mes forces pour pallier à la douleur, sur le point de rendre la conscience, quand tout s'arrêta.
Le silence était un son étrange après ce tohu-bohu. Le temps de retirer les débris de tout qui s'étaient mélangés à mes courts cheveux et vêtements, j'œillai vers la scène : le maître à chanter avait également explosé en petits morceaux. Le pauvre. Molière s'en alla briser la guiterne d'un bon coup de talon, puis programma :
« Maintenant, allons botter les fesses à ce salopiaud de Jordan. »
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MOLIÈRE BIKER : le soldat des mots
HumorL'histoire de Molière. Sauf que c'est un biker. Accompagné de l'ingénue Madeleine, le célèbre dramaturge super-héroïque parcourt les routes en cassant les crânes de ses personnages emblématiques mutinés contre sa suprématie. Violence, littérature...