« Parlons plus sérieusement, se reprit Molière. Je suis venu pour retrouver Tartuffe, qui a donné comme point de rendez-vous à mes hommes une localisation attendrie.
- Ouch. Il plaisante pas avec la sécurité, lui, remarqua Corneille.
- J'ai le mot-clé et la carte de Paris.
- Pourquoi forcément la carte de Paris ? interrogeai-je.
- La scène est à Paris. Lorsqu'on crée un personnage, on le limite dans l'espace pour ne pas qu'il échappe à notre emprise, informa Molière. Pierre, il ne me manque plus que la Table de Tendre, et celle des précieuses t'a été offerte, d'où la raison de ma visite.
- Je comprends mieux.
- Où as-tu mis la Table ?
- Nous déjeunons dessus en ce moment même.»
Jean-Baptiste Poquelin cracha son café de surprise.
« Tu manges sur une relique littéraire légendaire ? s'indigna-t-il.
- Je petit-déjeune uniquement. Et tu viens de le faire.»
Sans attendre une seconde de plus, Molière tira la nappe carrelée et fit voler tous les aliments à terre. Corneille se plaignit un temps, mais tous furent happés par l'atmosphère qui s'installa alors, et moi la première. La Table de Tendre était faite d'un bois dur et clair, et son dessus rond projetait partout autour une aura intense, qui attirait tous les regards vers lui. En effet, la face supérieure circulaire du meuble présentait une gravure complexe.
« Le pays de Tendre, murmura le biker, émerveillé. Il s'agit de la représentation géographique des différentes étapes d'une relation amoureuse... sacrée Scudéry. C'est elle qui a imaginé et mis en scène cette terre pour la première fois dans son roman-fleuve Clélie.
- Qu'est-ce qu'un roman-fleuve ?
- C'est comme une série qui n'en finit jamais, mais en livre. La carte de Tendre a été dessinée par François Chauveau, qui est actuellement en voyage au Pérou ; lui seul peut construire les tables de Tendre. Voilà pourquoi celle-ci est si précieuse. »
Molière déplia la carte de Paris, puis l'apposa contre celle de Tendre. La ville-lumière sembla aspirée sur le pays-amour. Les deux plans se contractèrent l'un contre l'autre, si fort que leurs inscriptions se confondirent. Aussitôt, l'air se fit plus pesant, et un sifflement étrange ruissela depuis la table. Corneille lança à son ami :
« Tu es sûr de vouloir faire ça ?
- Oui. Il le faut si je veux retrouver le point de ralliement. »
Puis, se tournant vers moi :
« Tu es prête, Madeleine ?
- Prête à quoi ?
- Pour rentrer dans le pays de l'Amour, il faut être deux.
- Quoi ? Pardon ? Attends, je crois ne pas bien comprendre... on va aller à Tendre ?
- Surtout, n'oublie pas, tu dois me retrouver ! C'est tout ce qui compte. »
Il me tendit sa main. Je la pris, peu sure de ce choix. Tout à coup, la Table sembla vibrer comme un chaton qui ronronne, et Molière prononça ces mots :
« Ô, terre délicate, reçois ces mots et dévoile-nous quel amour ils renferment. »
Des lueurs violettes se dégagèrent du meuble littéraire, transpercèrent l'air environnant, nous enveloppèrent de leur clarté. Les yeux du dramaturge musculeux devinrent eux-mêmes des phares mauves, ainsi que les miens. Je sentais de doux sentiments me briser de toutes parts, tandis que Molière clama :
« L'école des femmes ! »
Je jetai mon regard sur la carte de Paris-Tendre. J'hallucinai : devant mes yeux, les fleuves d'Amour coulaient en chantant leurs torrents aimables, les grands buildings parisiens montaient au ciel, des milliers de passagers solitaires ou en couple fourmillaient dans ces terres. Ma tête était cuite, sonnée par ce grandiose spectacle miniature sur une simple carte. Ma tête s'affaissa contre la table, et je plongeai toute entière dans Tendre.
Je me relevai péniblement, la tête toute vaporisée. Je couinai de surprise : j'étais immergée dans un Paris étrange, où tout était d'un mauve transparent et gélatineux, comme une autre dimension. Je crus reconnaître quelques rues, mais tout avait changé, et des éléments médiévaux côtoyaient la ville moderne. Le plus étonnant de tout cela était que des mots apparaissaient à côté de chaque bâtiment, personne, tout. Ces lettres flottaient dans l'air, comme l'encre imprimé sur une carte. Je pouvais lire le nom de chaque personne croisée, qui m'ignorait comme si je n'existais pas.
Soudain, une personne me traversa. J'avais les mêmes aptitudes physiques qu'un fantôme. Ces mille millions de mots tourbillonnaient autour de moi, touillant mon esprit. C'est alors que je me rappelai : il fallait me concentrer. Retrouver Molière. C'est tout ce qui compte. Mais où pourrait-il bien être, dans cette dimension hybride dont la géographie changeait sans cesse ?
Aussitôt, trois nuages de lettres voletèrent jusqu'à moi, se restructurant pour former trois panneaux. Chacun désignait un nom de ville : Tendre-sur-Inclination, Tendre-sur-Estime et Tendre-sur-Reconnaissance. Les mots annexes qui vinrent en auxiliaire m'apprirent qu'il s'agissait des trois villes de Tendre, chacune placée sur le fleuve dont elle portait le nom. Elles correspondaient aux trois voies qui mènent à l'amour parfait, les Terres Inconnues. Mais le danger rôdait partout. Je râlai pour moi même, comprenant enfin la réaction de Molière face à l'annonce de l'attendrissement. Tartuffe était-il donc venu lui-même cacher ses mots ici ? Cela ne m'étonnerait pas pour un chou. Mais quel chemin prendre pour retrouver mon sauveur ? Les mots m'indiquèrent de suivre la voie de mon amour. Je restai muette, ne comprenant pas comment retrouver Molière de telle façon.
Les lettres s'affolèrent, pressées par je ne savais quoi, et toutes leurs indications furent illisibles. Leur agitation crût jusqu'à ce qu'elles s'enfuissent tout à fait, comme une nuée d'oiseaux en détresse. J'en cherchai la cause, et ne mis pas longtemps. De grosses bottes noires piétinaient le sol transparent. Je me retournai. Un bel homme de carrure respectable sans être monstrueuse me fixait de ses grands yeux bleus de carnivore. C'était la première créature littéraire que je rencontrais à être habillé tel qu'on l'était à son époque, ici le début du dix-septième siècle. Tout en caressant son bouc bouclé, l'homme de Tendre miaula :
« Mademoiselle, je peux vous mener à celui que vous cherchez. Mais en échange... je désirerais posséder quelques uns de vos mots. »
Il m'exécuta une parfaite révérence, et me sourit de ses petites lèvres roses cachées dans une moustache touffue. Je regardai les seules lettres ayant osé rester dans cette rue, au dessus de la tête perruquée de l'inconnu. Honoré d'Urfé.
Connais pas.
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MOLIÈRE BIKER : le soldat des mots
HumorL'histoire de Molière. Sauf que c'est un biker. Accompagné de l'ingénue Madeleine, le célèbre dramaturge super-héroïque parcourt les routes en cassant les crânes de ses personnages emblématiques mutinés contre sa suprématie. Violence, littérature...