IX Éponyme Squad

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Mes larmes n'étaient pas encore séchées qu'un très jeune homme me prit par le bras, et m'emmena sans que je me pose de question à l'intérieur du van Volkswagen, où je me posai sur une banquette. L'homme au chignon n'était pas si musclé que cela mais il rentra également dans le véhicule, une énorme tôle à laquelle Molière mourant était harnaché au dos. Le dramaturge fut déposé à côté de moi, et l'automobile repartit à vive allure. J'étais assise aux abords de trois autres « ambulanciers », dont le premier, l'homme au chignon, qui me tendit la main :

« Jean Racine, peace à toi ! »

Le tragédien mit ensuite deux de ses doigts sur son cœur, puis contre ses lèvres, une sorte de salut respectueux. Un deuxième, d'apparence turque, et flanqué d'une grande écharpe à plumes, m'aborda de la même manière :

« Je suis Bajazet, frère du sultan Amurat. Enfin, c'est ce que je suis dans ma pièce. Là, je suis surtout défoncé. »

J'acquiesçai timidement pendant que Bajazet s'étouffait de rire. Dans quel nid de cas sociaux étais-je encore tombée ? Le troisième des sauveurs, celui qui m'avait conduite au van, un pétard à la main, s'écria :

« Moi, ma belle, je te dis, je me nomme (et puis les autres aussi me nomment comme ça, si j'étais tout seul cela n'aurait aucun sens) Britannicus. Je sais que je parais quinze ans, mais en réalité j'en ai trois cent quarante-huit. Tu veux tirer un coup ? »

Je refusai poliment. Le quatrième ricana puis lança :

« M'enfin, Bri ! T'es trop direct, il faut être plus doux avec les damoiselles. Excuse-moi, beauté, mais on t'a même pas demandé ton nom... »

J'hésitai un moment avant de répondre :

« Madeleine. Et toi, qui es-tu ?

- Qui je suis n'importe pas, ce qui vaut c'est l'amour. N'est-ce pas les gars ?

- L'amour, carrément, répondirent tous les autres en chœur.

Le van dérapa à un virage et Molière manqua de tomber de sa tôle, tandis que je me ramassais sur Jean Racine, qui railla le chauffeur :

« Tu ne veux pas aller plus vite aussi, Mithridate !

- Peace ! »

Je jetai un coup d'œil sur Molière. Il était encore plus blême que tout à l'heure, et avait certainement perdu conscience. Du sang s'échappait encore par sa blessure béante. Je m'emportai :

« Mais comment est-ce que vous comptez le sauver ? Je ne vois aucun matériel de médecine, et vous avez tous les yeux si rouges qu'ils tomberaient en morceaux au premier coup de vent ! »

Les hippies répliquèrent simplement :

« Calmos, Madeleine !

- Tu ne sais pas encore ce que sont nos aptitudes.

- Fais confiance à l'Escouade Éponyme.

- Love, sis. »

Sans que leur discours ne me calme en rien, je restais à contempler l'agonisant jusqu'à ce que le van pile tout aussi doucereusement que la dernière fois.

Je fus expulsée du véhicule tandis que l'Escouade s'occupait du blessé. Le soleil agressa mes yeux : j'avais l'impression de m'être rendue en Espagne ou en Italie tant la chaleur était accablante. Bientôt je pus distinguer un sol fait de grandes dalles de pierre ; puis un groseillier remuant sous les vents, accompagné d'une végétation plus verdoyante que je n'en avais jamais vu.

Je fus enfin habituée au fort soleil et me rendis compte de l'étrange disposition du lieu où l'on m'avait portée : il s'agissait d'un petit immeuble peu haut dont on avait évidé l'intérieur pour en laisser la façade bâtimentaire intacte, et cet intérieur avait été réaménagé en une sorte d'Éden racinien.

C'est alors qu'un homme sortit de derrière une colonne corinthienne, vêtu d'un long poncho d'où pendaient des morceaux d'armure guerrière rattachés par des petits cordons de lianes. À vrai dire... c'était un sacrément beau jeune homme, grand et blond, d'une allure martiale ramollie. Souriant de toutes ses dents, il m'aborda :

« Salut... bienvenue dans l'Arbre... moi c'est Alex, ça te dit... je te fais visiter le jardin ? »

Et flûte. Maintenant je me faisais draguer par Alexandre le Grand.

MOLIÈRE BIKER : le soldat des motsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant