Note : Deux chapitres de supplément avaient été originalement composés pour promouvoir la version papier du roman qui est sortie en 2018. Ceux qui se le sont procuré ayant depuis déjà deux ans bientôt pu jouir de la lecture de ces deux croustillants excipits, je juge raisonnable de partager les textes au plus grand nombre, sur Wattpad.
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Molière ouvre la porte du grand temple oriental. Ses vêtements motards sont déchirés. Il avance jusqu'à l'autel, où une vieille statue sommeille. Il s'agenouille, terrassé, et, lentement, dépose devant lui un petit récipient où il allume un bâton d'encens. De son manteau dépiécé, il sort son fidèle fusil à triple-canons, coupé en deux. Il soupire ; des larmes mouillent ses yeux.
MOLIÈRE
Maître, j'ai échoué. Tout ce que j'ai entrepris, tout ce que j'ai tenté au cours de cette aventure, tout cela s'est révélé vain.
Peu à peu, la statue s'anime et change de pose.
PLAUTE
Pourquoi pleures-tu ainsi, Jean-Baptiste ? Ne t'attendais-tu pas à ce que pareil incident subvînt un jour ? À force de jouer avec le feu, ne se brûle-t-on pas les doigts ?
MOLIÈRE
Mais c'est mon cœur qui est atteint, maître. Pour la première fois dans les trois cents ans de ma vie d'Immortel, j'ai dû faire face à mon passé, à une première existence que j'ai reniée pendant si longtemps. Il n'a fallu qu'une seule erreur pour que reviennent tous ces cauchemars qui hantaient mes nuits autrefois, lorsque le Roi régnait encore... ces peurs de mortel sont les pires. Dès que j'ai mis Madeleine au monde, j'ai voulu tout reconstruire, tout faire pour réparer le cours des choses : il fallait que j'épouse la femme que j'aime. Mais ce n'était que son corps, et la Madeleine que j'ai créée n'avait pas le tempérament, ni l'esprit de celle qui, la première, m'a charmé. Elle n'avait pas d'âme.
Il sort de sa poche une lettre qu'il déplie.
C'est à partir de ce bout de papier que j'ai invoqué le Baille-Cœur : une simple lettre à Madeleine, datée du 6 juin 1650. Et encore, ce n'est qu'un brouillon, avec quatre mots griffonnés dessus. Mais je pensais que... peut-être... d'une manière ou d'une autre... j'arriverais à la retrouver. Mais j'ai tout fait foirer. Quand j'aurais voulu l'étreindre, je l'ai frappée ; quand j'aurais voulu la sauver, c'est elle qui m'a délivré ; quand j'aurais voulu l'épouser, elle m'a quitté.
PLAUTE
Je te comprends, Jean-Baptiste. J'ai moi-même dû abandonner tous ceux que j'aimais au deuxième siècle avant J.C.. Cela fait mal, au début, mais c'est le seul moyen d'être heureux en tant qu'immortel : accepter. Lorsque ce sera fait, tu pourras vivre au mieux, mais pas pleinement. Lorsqu'on lit l'écrit d'un mort, on a trop souvent l'impression que ses mots prennent cette teinte mystique, le timbre si spécifique de celui qui nous parle depuis l'outre-tombe ; comme si lire les morts allait nous révéler le secret de l'au-delà. Nous, Immortels, nous ne sommes que la somme des pensées de ce que les vivants savent de nous, pensent de nous, nos noms sont les pantins à qui les vivants font jouer tous les rôles voulus, dans la sombre comédie de la Culture. Nos paroles sont plus librement interprétées lorsque nous appartenons à un autre monde qu'à celui des lecteurs. Et chacun digère nos mots à sa façon, de sorte que ne reste de l'écrivain que le reflet déformé de sa trace ; l'individu meurt en mourant. C'est là la grande illusion de la célébrité : nous ne faisons que nous fragmenter dans l'imaginaire collectif, au lieu de subsister dans notre essence propre. Chaque individu pense son Molière, son Plaute, tandis que les véritables Jean-Baptiste Poquelin et Titus Maccius Plautus pourrissent dans les entrailles de la Terre. Tu dois te contenter de cette existence incomplète, mais éternelle.
MOLIÈRE
Pourquoi me parles-tu d'immortalité ? Au cours des derniers jours, j'ai risqué la mort à de nombreuses reprises. Bien sûr, seul le Molière Biker aurait pu mourir, je te l'accorde, mais il en ira de même pour tous les autres. Bientôt, tous les lecteurs qui pensent encore à un vieil acteur du dix-septième siècle seront partis, et alors je ne serai pas plus vivant qu'un mort. Regarde-toi : tu t'es tant effacé de la culture, enfermé derrière la barrière de la langue, que tu es réduit à te cloîtrer dans une caverne et à me parler par le truchement d'une statue ! La plupart de ceux qui te connaissent t'ont découvert grâce à moi, et à l'influence que ta Marmite a eue sur mon Avare. Qui se souvient d'Aristophane ou de Ménandre aujourd'hui, eux qui furent tes propres maîtres ? Même ton contemporain Térence commence à sombrer, et j'ai peur. Tu m'as beaucoup appris, mais je ne sais rien.
PLAUTE
Va ! Relève la tête ! Tu dois trouver toi-même la réponse à toutes tes questions, mais cela ne se produira pas si tu t'arrêtes de chercher. Tu sais désormais, et tu l'as appris à grand-peine, que la passion aveugle et irraisonnée, celle qui se réfugie dans la violence, l'orgueil, les motos et la guerre, n'est pas le chemin par lequel tu atteindras le bonheur. Oui, change ce costume qui corrompt ton bonheur, ce rôle idiot dont les manières blessent ; retourne à la sagesse de tes Grandes Comédies. Quitte ton cuir, enlève ces ridicules tatouages et ces airs présomptueux. J'ai moi aussi trouvé une impasse au bout du layon de l'ostentation, puis ai embrassé la voie du Shinobi. Retire-toi pour un temps, Jean-Baptiste. Pars, pense, pèse puis délibère. Trompe-toi autant de fois que tu pourras, mais continue. Et oui, un jour, probablement, tout cela s'arrêtera, mais tu auras écrit la meilleure histoire de vie possible. Pour l'heure, réjouis-toi, car je connais quelques vivants qui sont encore prêts à fleurir ta tombe. Tant que ceux-là tiendront debout, ton histoire sera. Molière vivra.
Ils s'embrassent, puis la statue perd de son éclat.
MOLIÈRE
Je vous entends, maître. Je vous entends.
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MOLIÈRE BIKER : le soldat des mots
HumorL'histoire de Molière. Sauf que c'est un biker. Accompagné de l'ingénue Madeleine, le célèbre dramaturge super-héroïque parcourt les routes en cassant les crânes de ses personnages emblématiques mutinés contre sa suprématie. Violence, littérature...