05. Conte

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Temps de lecture : 11 minutes.

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𝐀près avoir rangé la cuisine, ma mère m'emmène dans ma chambre – son atelier. Exactement comme la veille, elle ferme la porte derrière nous puis se dirige vers le centre de la pièce, s'arrêtant pour se retourner vers moi. Je fais de même, observant les tableaux recouverts que je n'ai pas osé regarder depuis hier.

J'ai l'impression d'envahir son espace personnel, même si c'est elle qui m'invite. Je ne me sens pas légitime pour m'immiscer dans la vie d'une personne que je ne connais pas et qui pourtant ressemble comme deux gouttes d'eau à ma mère.

Sous son regard insistant, je n'ai pas d'autre choix. J'avance ainsi vers elle, m'arrêtant à l'endroit qu'elle m'indique au milieu de la pièce. Ensuite, elle s'éloigne pour déplacer les différents tableaux autour de moi à une distance égale, jusqu'à ce que je sois entièrement encerclée. Elle continue à dévoiler chacune des peintures, révélant toujours plus de noir qui avale chaque lumière de la pièce.

Je tourne sur moi-même, observant chacun de ses tableaux un à un. Il y en a sept au total ; sept tableaux qui représentent quelque chose de différent, mais tous sont connectés entre eux.

— Je connais bien les peines de cœur, c'est vrai, commence-t-elle en se mettant à circuler autour de moi. Je sais ce que l'on ressent. C'est dur. C'est douloureux. On a l'impression qu'on ne s'en remettra jamais et qu'on n'est qu'un cas désespéré sans avenir. Parfois, c'est très difficile à surmonter, parfois non. Ça dépend.

Elle s'arrête devant l'un des tableaux et reprend son souffle. Elle semble chercher ses mots, essayant de trouver les plus appropriés.

— Avec ton père, cependant, je...

Elle s'interrompt, laissant échapper un rire nerveux.

— Nous étions ensemble, oui. Pendant un certain temps. Toute notre première année à la fac n'a été que joie et bonheur pour nous deux, poursuit-elle en se pinçant les lèvres. Je planifiais déjà ma vie avec lui. J'imaginais un avenir entier où nous pourrions continuer à être heureux. Nous étions faits l'un pour l'autre. Jusqu'à ce que ça ne soit plus le cas.

Soudain, son expression change et devient sombre, quelque chose que je n'avais jamais vu auparavant. J'ai l'habitude de voir ma mère joyeuse, débordante de bonheur. Elle est toujours si heureuse avec mon père que je n'arrive pas à l'imaginer autrement. Peut-être que c'est ainsi quand elle n'est pas avec lui. Il est ce qui la rend comblée. Il est exactement ce dont elle a besoin, et sans lui, elle n'a plus cette même joie constante.

— Que s'est-il passé ? osé-je demander.

Elle pose sa main sur le haut du tableau, le serrant légèrement. Ses phalanges blanchissent.

— Il était ma première vraie relation, admet-elle, donc tout était beaucoup plus intense avec lui. Il était mon monde entier, tu sais ? J'investissais chaque seconde que je pouvais avec lui. Et il faisait de même avec moi. Nous étions tout l'un pour l'autre.

Un sourire nostalgique se dessine sur ses lèvres, mêlant une joie passée à une peine actuelle.

— Peut-être qu'à un moment donné, je me suis laissé emporter par l'instant. Peut-être étais-je tellement obsédée par notre relation que j'en ai oublié le reste.

Elle continue son chemin vers le prochain tableau. Je baisse les yeux sur la peinture, l'observant attentivement. Dans l'étendue de la toile, une profonde obscurité consume la scène, comme si l'essence même des ombres y avait été retranscrite. Le noir qu'elle a utilisé n'est pas seulement une absence de lumière dans sa vie, mais aussi la présence suffocante de sa peine.

A Life Without MeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant