Chapitre 1 - Recueillement

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— À l'abri, dans l'obscurité, il escalada la façade de maison la plus proche et sauta de toit en toit jusqu'au seul bateau qui mouillait dans le port. Il atterrit sur les planches du ponton qui craquèrent sous son poids, résonnant comme un boulet de canon dans le silence de la nuit.

La voix de ma mère m'extirpe de mes songes. Je relève le nez de mon ouvrage, le vent marin caresse mon visage. Des mèches de ma frange s'échappent de ma coiffure retenue par une épingle. Je jette un regard furtif sur son livre avant de laisser un soupir franchir mes lèvres.

— Encore et toujours ce texte ?

La concernée hausse les épaules, ne me prêtant pas même une œillade. J'esquisse un sourire nostalgique, c'était son conte préféré.

— Toujours, affirme finalement ma mère.

Elle observe la ligne d'horizon, l'océan s'étend à perte de vue. Nous sommes minuscules face à cette immensité obscure. La houle s'échoue sur la plage de sable effleurant nos orteils, amenant un doux parfum iodé à chaque vague. La mélodie des rouleaux accompagne notre lecture et apaise nos cœurs endeuillés.

Éclairées par une pleine lune ronde, scintillante, parfaite, dont le reflet difforme recouvre la surface noire d'encre, nous nous recueillons à notre façon.

— Pourquoi ne pas changer ? Tu le connais par cœur, tu pourrais réciter chaque phrase, justifié-je.

J'agite le nouveau livre que j'ai apporté pour l'occasion. Mon père adorait se poser ici, une histoire dans les mains, l'esprit libre, vagabondant au gré des marées. Depuis son départ soudain, la lecture nous laisse toujours un goût amer d'inachevé.

Pourtant, malgré la douleur, nous venons ici chaque année depuis trois ans. Pour ne jamais oublier l'homme généreux qu'il était.

— Il te lisait souvent ce conte quand tu étais enfant, Cameron, déclare-t-elle d'un ton nostalgique.

Je m'en souviens comme si c'était hier. Quand il m'accompagnait dans ma chambre pour me raconter l'histoire de ce maudit capitaine. Plus jeune, j'espérais vivre des aventures aussi rocambolesques. Et puis le naufrage m'a ramenée brutalement à la réalité.

Nous ne sommes pas des personnages de livres, nous ne sommes que de simples mortels, petits êtres à peine présents le temps d'un souffle de vie. Dans la contrée, beaucoup s'amusent à dire que d'autres horizons existent. Par-delà le lointain, les mers et les montagnes.

Mon père était le premier à parler de ces endroits imaginaires. J'aurais aimé qu'il continue d'inventer des histoires dont j'étais l'héroïne.

Une bourrasque se faufile sous mon chandail, la nuit devient glaciale à mesure que les heures s'écoulent. Un frisson parcourt mon échine, j'enserre mes bras autour de mon buste.

— Je vais rentrer, déclare ma mère, frigorifiée par la soudaine bise.

— Je te rejoins dans un instant.

Elle se relève, dépoussière sa longue robe, le regard absent, les lèvres pincées. Je n'ose pas faire de remarques, de peur de la blesser. Les soirs de recueillement, son cœur est à vif. En réalité, il ne cicatrise pas depuis trois longues années.

Je me retrouve seule au bout de quelques minutes. La plage est déserte. Le vieil homme fou connu par-delà la contrée a quitté les lieux, son sac rempli de coquillages qu'il prétend magiques.

Mon père plaçait toujours une conque contre mon oreille lorsque nous venions à la pêche à la crevette lors de la marée basse. Selon lui, grâce au coquillage je pouvais joindre quiconque. Plus jeune, je m'amusais à raconter mes journées à ces êtres imaginaires que j'avais créés de toutes pièces. Je m'y sentais, étrangement, connectée.

À mon tour, je quitte la place que j'avais creusée dans le sable et m'avance vers l'eau. Mes pieds et chevilles s'immergent aussitôt sous l'écume. L'océan est comme à son habitude : glacé.

Mon corps est saisi de frissons, un nuage de fumée s'échappe de ma bouche lorsque j'expire à pleins poumons. Sentir cette odeur marine m'enivre de milliers de souvenirs, je voudrais ressentir cette sensation de plénitude chaque seconde du reste de ma vie.

Par réflexe, j'amène ma main à mon collier. La perle nacrée que mon père m'a offerte pour mes quatorze ans ne quitte plus mon cou. Je l'ai reçue deux jours avant sa disparition.

Je fais rouler le bijou sous mes doigts, le geste m'apaise. Il a toujours scintillé, mais ce soir il brille plus fort sous les rayons de la lune. Elle ne m'a pas paru aussi proche depuis bien longtemps.

Je cherche dans ma poche de manteau l'objet que je souhaitais réellement apporter ici. Je ressors une mignonnette de rhum. Un de ceux que mon père adorait et qu'il buvait uniquement les soirs de festivités.

Il disait toujours - et qu'est-ce qu'il aimait raconter des légendes - qu'en jetant un mot à la mer, le destinataire trouverait toujours le message.

Je détaille la petite bouteille en verre, sa capsule verte et rouge m'a toujours intriguée, il n'en existe pas d'autres. À l'intérieur, une minuscule lettre enroulée sur elle-même. J'affectionne ce rituel entre lui et moi, bien qu'il n'y participe pas réellement.

Ça le rend encore un peu vivant dans mon esprit.

— Je t'aime, papa.

Dans un élan, je jette la mignonnette dans l'océan, les rouleaux l'avalent aussitôt. Je l'aperçois flotter à la surface mousseuse avant d'être aspirée par le fond des abysses. Un poisson finira peut-être par l'avaler malencontreusement.

Les larmes aux yeux, je fixe l'horizon de longues minutes. Les formes se dissipent à mesure que les pleurs dévalent mes joues brûlantes. J'inspire une dernière fois, m'imprégnant de cet endroit qu'aimait tant mon père avant de faire volte-face.

La mer agitée dans mon dos, les collines verdoyantes endormies devant moi, je récite une prière silencieuse, les pieds immergés dans l'eau. Je ne fais qu'un pas, habituée à la chanson de la nature quand un crissement de bois effroyable retentit dans le silence nocturne.  

Le capitaine des Abysses - Livre 1 : La perle nacréeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant