ARLETTE
Arlette passa la matinée à scruter l'horizon depuis la fenêtre du salon. Trois biches vinrent brouter l'herbe grasse du pré en sautant les barrières de bois toutes neuves. Elles passaient par-dessus la frontière que la jeune femme avait créé comme pour lui prouver qu'elle n'était pas infranchissable, et que c'était elle, l'étrangère qui venait sur ces terres pour essayer de s'approprier cet endroit.
Aucun droit, aucun héritage ne lui donnait ce territoire. Elle devait se battre inlassablement pour l'obtenir, pour rester. Comme les biches qui franchiraient sa clôture tous les matins pour venir se nourrir d'herbe grasse. Ce n'étaient pas ces dames de la forêt qui étaient obstinées, mais son enclos de bois qui était inutile.
La jeune femme fixa l'orée des bois d'où la brume s'échappait. Elle attendait des spectres, mais ils ne vinrent pas. Il n'y avait que l'eau vaporeuse qui s'élevait au-dessus des pins. En repensant aux événements de la veille, sa gorge se crispait.
Deux gueules cassées, ici dans le Maine, à des milliers de kilomètres de la France. Elle en avait vu tellement quand sa mère servait pour la Croix Rouge, derrière les champs de bataille.
Comment s'étaient-ils débrouillés ici, là où peu de monde avait vu la guerre en face. Pourquoi ne portaient-ils pas de masques ou n'avaient-ils pas fait de reconstruction faciale ?
Elle aurait aimé pouvoir leur parler. Ils ne lui avaient pas dit où ils avaient combattu. Pourquoi ne leur avait-elle pas directement demandé s'ils avaient été à Ban-de-Sapt, comme les autres Américains qu'elle avait aidé à enterrer des années auparavant ?
Tous les américains n'avaient pas été dans les Vosges, tenta-t-elle de se raisonner, et puis ces lieux n'avaient dû représenter que des numéros pour eux. Cote 627, cote 542, voilà ce qu'ils avaient dû connaître.
Mais si ça avait été eux ? S'ils avaient fait partie de ceux qu'elle avait vu revenir des dernières tranchées en 1918 ? Qu'aurait-elle eu à leur dire ? Qu'ils avaient peut-être marché sur les ruines de la maison où elle était née ? Que sa mère avait retiré du shrapnel d'au moins dix d'entre eux à Raon l'Etape ? Non, elle leur aurait demandé si eux aussi, dans ces bois étranges du Maine, ils voyaient des fantômes...
Elle frissonna en repensant aux deux autres hommes qu'elle avait vus la veille, ceux qui avaient suivi derrière les mutilés de guerre. A côté d'eux, les anciens soldats défigurés avaient quelque chose de sympathique et de familier.
Voilà donc ce à quoi elle devait s'attendre des hommes de la région, pensa-t-elle. Des contrebandiers, des bootleggers.
Elle se souvint de leurs yeux glaçants, leurs visages sombres de gibier de potence. Il y avait quelque chose de terrifiant chez eux, qui les accompagnait comme une traine de noirceur, transportée dans leur sillage avec l'odeur de moût de whisky, de tabac et de poudre de fusil. Et pourtant ils avaient hésité à entrer chez elle et à la menacer...
Ce n'était certainement que des fermiers du coin qui voulaient jouer au dur, essaya-t-elle de se convaincre en faisant tourner machinalement un bouton de son cardigan, mais ils n'en gardaient pas moins des airs d'oiseaux de mauvais augure.
La vieille maison grinçait et bougeait le matin. Son bois se contractait pendant la nuit et expirait une fois le givre fondu dans le pré. Elle respirait, comme une vieille dame fatiguée par son grand âge.
Arlette avait réussi à aménager la cuisine, sa chambre et le salon pour en faire des lieux agréables. Les autres pièces restaient des terres sauvages qu'il lui faudrait rapidement défricher. Surtout la salle de bain et ses forêts de moisissure...
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PINEWOOD
Historical FictionMai 1930. Une jeune Française touche pour la première fois le sol américain. Elle vient recevoir l'héritage d'un oncle oublié, qui lui lègue des milliers d'hectares de terrain et une maison perdue au cœur des forêts du Maine, Pinewood. De ce lieu r...