DEVIN
Devin s'arrêta au milieu d'une rue déserte, sur la voie du tramway. Il retrouvait l'impression douloureuse d'être la bête de foire que tout le monde dévisageait avec un mélange de curiosité et de répulsion.
Son œil manquant, ses larges cicatrices et sa bouche déformée attiraient les regards parmi les hommes qui marchaient avec lui. Mais aucun n'aurait osé lui poser de questions. Il était Devin Richter, et on ne posait pas de questions aux Richter.
Ils étaient tous venus, les Italiens des chemins de fer, les Irlandais des docks, quelques Juifs de Bangor. Ces trois groupes qui quelques années auparavant ne comprenaient qu'une cinquantaine de membres formaient aujourd'hui une véritable armée qui s'apprêtait à prendre la ville. Ils étaient animés par la rage de vaincre.
Ils avaient grandi dans l'ombre de Lloyd, construisant leur business en jouant des coudes sur le port et dans les distilleries clandestines, sur les petites parcelles qu'on leur jetait comme des restes, là où se concentraient leurs groupes d'immigrés respectifs. Aujourd'hui ils allaient enfin pouvoir obtenir la place qui leur revenait dans cette ville où ils essayaient de s'établir depuis plusieurs générations.
Le géant au visage mutilé désigna une allée entre les grandes bâtisses de brique et un groupe d'hommes s'y engagea. Il avait mémorisé la carte de tous les speakeasy qui étaient associés à Lloyd.
Il fallait les prendre à revers et essayer de trouver les planques de ses hommes pour endiguer leur flot incessant. Ils étaient au milieu d'une véritable souricière, en plein milieu du territoire de Lloyd. Il fallait faire vite et ne rien laisser sur leur passage.
Comme dans les tranchées, ils pouvaient avoir négligé des galeries souterraines, des avant-postes qui les priveraient de retraite. Devin avait l'impression de marcher sur le sol pavé comme dans la boue française, il sentait son corps se raidir et s'enfoncer dans ce bourbier, alors qu'ils étaient totalement à découvert, dans le no man's land.
Mais n'y avait ni barbelés ni arbres squelettiques au milieu des trous d'obus ici, seulement les durs pavés qui résonnaient sous ses chaussure. Et il n'était pas seul.
A ses côtés marchaient, Paddy, Charles et Mickey. Eux aussi étaient des vétérans. Ils n'avaient peut-être pas les sifflets d'acier pour lancer l'assaut, mais ils avaient acquis l'autorité et l'expérience de ceux qu'ils avaient eux-mêmes suivi aveuglément des années auparavant, alors qu'ils n'étaient que des gosses sur le champ de bataille.
Ensemble, ils avaient convaincu les Irlandais des docks de participer à l'attaque. Il leur avait été promis trois mois sans taxes pour le débarquement à Portland. L'offre était plus que tentante et avait plus ému les cœurs que les discours enflammés de généraux l'auraient fait. Une trentaine d'hommes étaient venus du port.
Alors qu'ils marchaient comme une colonne de fantassins, un camion surgit soudainement d'une rue et des hommes en armes en sortirent, leur barrant la route. Les tirs de mitraillettes résonnèrent entre les hauts murs de briques.
L'armée se dispersa en quelques instants, se réfugiant dans les ruelles, derrière les escaliers de pierre des maisons et les voitures garées. Devin ouvrit une porte d'un coup de pied et entra dans un hall d'entrée pour éviter les balles, suivit de deux hommes du port. Une vieille femme en robe de chambre ouvrit la porte au bout du couloir.
—Sortez d'ici bande de-
Elle regarda le visage de Devin et referma la porte précipitamment. Sans plus lui prêter attention, il jeta un coup d'œil dans la rue et poussa un juron. Il y avait deux hommes étendus au sol qui n'avaient pas eu le temps de trouver un abri quand les balles avaient commencé à voler.
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PINEWOOD
Historical FictionMai 1930. Une jeune Française touche pour la première fois le sol américain. Elle vient recevoir l'héritage d'un oncle oublié, qui lui lègue des milliers d'hectares de terrain et une maison perdue au cœur des forêts du Maine, Pinewood. De ce lieu r...