ARLETTE
Le matin se levait tranquillement. Les biches broutaient dans le pré derrière la maison, alors que le chien était encore assoupi au beau milieu de la route.
Les voitures venant chercher le « bois » laissé par les bûcherons dans la grange étaient parties vers trois heure du matin. Arlette aimait appeler cela du bois vert, d'une fraîcheur extrême, qui préférait la froideur de la nuit pour son transport.
Elle était déjà dans le potager, encore couvert par l'ombre de la maison. Elle enlevait les herbes sauvages qui poussaient entre ses plants de groseilliers et ses tubercules, les unes après les autres. Elle ramassa quelques pommes de terre biscornues et une botte de petites carottes bicéphales.
L'idée d'assortir ces légumes tordus et chétifs lui plaisait. Elle avait déjà fait des plats avec de belles carottes, d'énormes pommes venues du sud ou des pêches en conserve qui ressemblaient plus à des cuisses de poulet qu'à des fruits, mais utiliser un peu de ses légumes du jardin, imparfaits et rachitiques, lui semblait plus louable. C'était les légumes de Pinewood et de nul part ailleurs.
Elle ferait une soupe maigre et garderait les fanes pour en faire une sauce à mettre sur le jambon. Il n'y aurait pas plus de cinq clients aujourd'hui. Les bûcherons étaient partis depuis deux jours dans les hauteurs, ils ne rentreraient que dans deux ou trois semaines pour ceux qui travaillaient sur des terres privées. Les autres pouvaient repasser quotidiennement, mais en temps qu'indépendants, ils avaient rarement le temps et l'argent pour passer à l'auberge. Ils avaient intensifié leur activité en prévision du froid qui allait s'abattre sur la région.
En hiver les fibres des arbres se resserraient et il devenait difficile de couper à coups de haches. Les scies cassaient rapidement avec la dureté du bois et le faible tirant d'eau provoqué par la glace dans les scieries. Arlette aimait cette alternance des saisons du monde forestier. Sa famille avait passé des générations à respecter le rythme de « l'eau qui coupe le bois » pour vivre.
Elle aurait aimé avoir le temps de faire de la confiture de groseille. La plupart des fruits sur les arbrisseaux étant déjà mûrs et picorés par les merles. Betty s'en chargerait. Une des tâches supplémentaires qu'elle allait devoir lui donner avant son départ. Elle fit le tour de la maison et prit une chaise du salon pour s'asseoir sur le perron et commencer à brosser et laver les petits légumes. Le gros chien noir s'éveilla doucement et vint quémander des caresses avant de partir en quête de sa nourriture, allant chasser le mulot dans le pré.
Arlette poussa un soupir en laissant son regard se perdre dans la forêt au loin, encore bordée dans ses draps de brume, s'éveillant elle aussi à la chaleur du soleil. C'étaient les seuls moments où elle profiterait de ses rayons pour la journée. Elle avait pris la décision quelques jours auparavant. Sans rien ne dire à personne, elle irait vérifier les dires d'Armand dans sa lettre. Elle irait voir ce qui se trouvait au Mont Curtis. Le ciel était déjà nuageux vers l'est.
La jeune femme regarda le manche de son couteau qui avait commencé à se décoller de la lame et sentit soudainement le désespoir l'envahir. Cela faisait plus d'une semaine qu'elle cherchait la dernière lettre de son oncle, une semaine qu'elle retournait la maison de fond en comble, et une semaine qu'elle ne trouvait rien.
En vérité, elle avait peur de ne pas être digne de la mémoire de son oncle. Peut-être avait-elle négligé un détail de sa propre vie. Quelque chose qu'Armand aurait trouvé primordial pour avoir basé son énigme dessus. En cherchant au plus profond de ses souvenirs, elle ne trouvait qu'une seule réponse. La seule chose qui la forçait à manger lorsqu'elle était petite était la cadence de l'horloge, car le temps lui était compté avant que son père ne s'ennuie et ne lui retire son assiette lorsqu'elle faisait des caprices.
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PINEWOOD
HistoryczneMai 1930. Une jeune Française touche pour la première fois le sol américain. Elle vient recevoir l'héritage d'un oncle oublié, qui lui lègue des milliers d'hectares de terrain et une maison perdue au cœur des forêts du Maine, Pinewood. De ce lieu r...