ARLETTE
Elle se ressaisit. Ce qui l'étonnait plus encore, c'était que le contrebandier la prenait au sérieux. Qu'il était prêt à discuter avec elle, et qu'il avait pris la peine de réfléchir à sa situation. Elle s'était attendue à des remarques infantilisantes sur sa condition de femme, à du dédain, et à devoir utiliser l'arme à sa droite pour se faire entendre. Se pouvait-il que les bootleggers du Maine soient aussi des progressistes ?
En réalité, Henry avait aussi une autre raison pour éviter que le Klan fasse appel au Bureau d'Enquête, le BOI, pour s'en prendre aux Irlandais. La raison était assez simple. Si le BOI, si réputé pour arrêter les bootleggers et démanteler les organisations clandestines arrivait à Richmond et commençait à fourrer son nez dans ses affaires, il serait aussi obligé de fermer boutique. Il n'allait pas parler au Klan en protégeant les Irlandais pour leur statut d'employés, mais pour prévenir ces fermiers suprématistes que s'ils amenaient le Bureau dans le comté, c'était la moitié d'entre eux qui perdraient leur gagne-pain...
—Mais cela veut dire que je perds mon équipe d'ouvriers, déclara-t-elle. Et non seulement je doute qu'ils acceptent, mais en plus je vais me retrouver sans personne pour couper le bois de flottage à l'automne, pour régler la population d'ours, dégager les bois morts des sentiers, endiguer les inondations lorsqu'il pleuvra plus. J'ai besoin d'eux.
—C'est une solution temporaire, jusqu'à ce que... Je trouve des hommes qualifiés pour les remplacer.
—Combien étaient payés vos hommes ? Les miens n'accepteront pas en-dessous de-
—Vous ignorez combien gagnent des contrebandiers ? Pourquoi vous croyez que la profession est en plein essor ? Si vos hommes travaillent bien, ils peuvent se faire trente dollars par semaine.
Elle resta bouche-bée. C'était bien plus que ce qu'elle pouvait leur offrir avec le peu qu'avait gagné l'auberge jusqu'à présent. Avec ça, ils pourraient s'acheter du café, du lard et vivre autrement. Elle baissa la tête. Elle avait l'impression d'être vaincue. Elle avait l'argent de son oncle, mais elle n'arrivait pas à en gagner durablement.
Elle fut envahie d'un sentiment de honte. Elle était totalement inutile comparée à cet homme de la région qui était dans les affaires depuis toujours. Lui connaissait les gens de la région, il avait l'expérience, les contacts, il savait combien payer des hommes, combien ils lui coûtaient et quel bénéfice il en tirait.
Elle était aussi choquée de la façon dont il parlait de ses hommes. C'était comme des têtes de bétail qu'on négociait. On en remplaçait un par un autre, comme des pièces d'horloge. L'important était seulement qu'il y ait toujours le même nombre de vis et d'engrenages. C'était révoltant, mais c'était peut-être ainsi que parlaient tous les hommes d'affaire américains. Il fallait qu'elle s'essaye elle aussi à ce jeu.
—Ça... Devrait leur convenir. Mais si on parle de dette humaine, vous me devez aussi quelqu'un pour Joshua. J'ai perdu mon ingénieur, un homme savant mais aussi un bon travailleur. Il m'aidait à chasser le weekend et établissait les plans de travail de mes ouvriers pour la semaine. Je ne vous fais pas assez confiance pour me laisser quelqu'un d'autre accomplir le même travail. Je ne passerai pas mes dimanches dans la forêt avec un de vos hommes... Mais comme mes ouvriers seront occupés à courir les routes pour votre compte, je n'aurai personne pour s'occuper de l'exploitation forestière de toute façon... En revanche j'ai besoin de quelqu'un pour m'aider à l'auberge.
—C'est non, répondit sèchement Henry, comprenant où elle voulait en venir.
—Elle n'est pas plus en sécurité chez vous que chez moi, répondit Arlette en soutenant son regard.
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PINEWOOD
Historical FictionMai 1930. Une jeune Française touche pour la première fois le sol américain. Elle vient recevoir l'héritage d'un oncle oublié, qui lui lègue des milliers d'hectares de terrain et une maison perdue au cœur des forêts du Maine, Pinewood. De ce lieu r...