Chapitre 22 | Partie 1: Keep On The Sunny Side

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ARLETTE

Lorsqu'Arlette reprit ses esprits, Louis avait disparu. 

Elle était couchée en travers de trois marches de l'escalier de fer glacé. Dès qu'elle se réveilla, une intense douleur dans son ventre l'empêcha de reprendre son souffle. S'aidant de la rambarde, elle essaya de se relever, entourée par cet univers sombre de béton, d'acier et de plomb qui empestait la moisissure. Quelque chose l'oppressait dans sa poitrine, comme si une enclume avait été posée sur son cœur. 

Elle essaya de déglutir pour reprendre son souffle mais sa gorge resta bloquée et elle se mit à tousser dans des spasmes incontrôlés. 

Elle resta assise dans l'escalier quelques minutes, le temps que sa nausée passe et qu'elle reprenne son souffle. Lorsque son cœur eut repris des battements normaux, ses pensées refirent surface. Elle avait souvent vu les effets secondaires de l'éther sur les soldats qu'on anesthésiait avant de les amputer dans les hôpitaux de guerre, mais elle n'en avait jamais fait les frais elle-même. 

Elle tendit le cou vers les marches les plus hautes de l'escalier. Depuis combien de temps est-ce que Louis l'avait semé ? D'après ses souvenirs, l'éther n'était pas efficace très longtemps si le patient était stressé ou luttait. Louis l'avait « préparée » en la sonnant d'un coup de poing, mais elle n'avait dû être inconsciente que quelques minutes. Est-ce qu'elle allait remonter là-haut ? Gravir à nouveau ces étages pour avouer que malgré son plan, malgré tout ce qu'elle avait prétendu contrôler aujourd'hui ? 

Louis lui avait échappé... Comment avait-elle pu être si naïve ? Elle se redressa et plissa les yeux en sentant sa vision se brouiller. Peut-être avait-on rattrapé le garagiste en bas. Préférant ce maigre espoir à la cuisante réalité, elle dévala les dernières marches menant au rez-de-chaussée et ouvrit la porte des cuisines. Elle fut surprise de ne plus retrouver la pièce qu'elle avait traversée à l'aller.

Les plans de travail s'étaient transformés en lits de blessés, le sol était devenu glissant et poisseux, les éviers étaient bouchés par les linges qui baignaient dans l'eau rouge. Il y avait une dizaine d'hommes installés à même le sol, la tête reposant sur des paquets de riz ou de pommes de terre. Combien de temps avait-elle dormi pour qu'ils aient le temps d'installer les blessés de la journée ?

Le ronronnement de l'ascenseur disparut quand elle referma la porte. Le seul bruit qu'elle entendait à cet instant était celui des gémissements sourds des hommes. L'odeur rouillée du sang et de viscères empestait dans toute la pièce, mêlée à celle des armes à feu et du gaz. Arlette se sentit envahit d'une soudaine envie de vomir. 

Elle s'accrocha au mur en crispant ses doigts comme si elle cherchait à les enfoncer dans le béton. Comme quand elle était petite et qu'elle se réfugiait dans le tablier de sa mère. Elle collait son visage au tissu, comme elle le faisait à cet instant contre le mur, s'y enfonçant comme si elle pouvait s'y cacher entièrement, loin du regard vague des soldats, loin de leurs yeux larmoyants, de leurs hurlements. 

Elle avait l'impression de partager leurs souffrance, d'entendre comme eux les bruits fantômes des bombes qui tombaient sur leurs rêves et martelaient leur réalité. Quand elle se blottissait contre elle, sa mère l'écartait doucement, et lui souriait de son regard triste, figé. Elle savait ce que sa fille ressentait, les cauchemars qui habitaient ses pensées. 

Mais aucune d'elles n'avait le droit de les partager. La guerre était une affaire d'hommes. Comment des créatures sentimentales comme des femmes pouvaient-elles en percevoir toute l'horreur. Elles qui restaient loin du front, parmi les réfugiés errants dans les villes, ne devaient-elles pas s'estimer heureuses d'être protégées par les valeureux patriotes. Puisse leur naïveté infantile être préservées du sang et de la mort. 

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