Le décor défile rapidement à ma droite : les arbres, les lampadaires, les voitures stationnées, les piétons sur le trottoir. Le soleil, haut dans le ciel, brille si fort qu'il m'empêche de contempler les nuages. Je porte donc mon attention sur la musique diffusée dans l'habitacle : un ancien tube des années soixante-dix. Les paroles me viennent à l'esprit, alors que je pensais ne pas les connaître. De toutes façons, je n'apprécie pas tellement la musique. Cette multitude de chanteurs qui tentent de se détacher de la masse, alors qu'ils reprennent tous les mêmes thèmes : l'amour, la tristesse, la mélancolie, la joie de l'été ou la monotonie de l'hiver... Voilà quinze années que j'attends en vain qu'ils daignent se diversifier : forcément, j'ai abandonné le combat.
À l'avant, mon père et ma mère gardent le silence. Ils savent où nous allons. La route leur est bien connue, ils n'ont pas besoin de débattre sur quel chemin emprunter. Nous dépassons rapidement un panneau sur lequel j'eus à peine le temps de lire "Docteur M. - Spécialiste Hématologue". Je le connais assez bien, au vu de nos rencontres régulières. Cependant, je ne parviens jamais à retenir son nom.
Alors que je me perds dans les méandres de ma mémoire, la voiture s'arrête, au bord d'un trottoir. Ma mère ouvre ma portière et me tend sa main. Je la repousse gentiment, lui faisant comprendre que je ne suis pas encore immobilisée à vie. Nous nous rendons dans le cabinet du fameux médecin dont je ne me rappelle toujours pas le patronyme.
Je m'assois dans la salle d'attente, reprenant mon souffle après avoir monté une dizaine de marches. Cela m'étonne que l'on ne m'ait toujours pas diagnostiquée d'asthmatique : je suis au bord de l'épuisement après avoir couru une centaine de mètres, mais cela ne trouble personne.
Enfin vient notre tour : le docteur nous reçoit, mes parents et moi. Ils nous invitent à nous asseoir. Puis, il sort quelques feuilles barbouillées d'une écriture illisible, de son bureau avant de les étaler devant nous, comme si nous pouvions les déchiffrer. Devant notre incompréhension, il commence :
- La semaine dernière, vous êtes venus me voir car votre fille...
- Jeanne, lui répondis-je, comprenant qu'il n'a pas meilleure mémoire que moi.
Le plus inquiétant reste que je suis censée avoir vingt ans de moins que lui.
- Votre fille, Jeanne, était troublée depuis quelques semaines, reprend-il. Des étourdissements, quelques vomissements, un essoufflement permanent, ect. Nous la suivons depuis sa naissance, aussi sommes-nous au courant de sa constitution fragile. Mais ces signes n'étaient jamais apparus auparavant. Nous avons donc fait des examens un peu plus poussés.
À mes côtés, je sens mes parents retenir leur souffle. Étrangement, je semble être la plus détendue ici.
- Et selon les résultats, votre fille est atteinte de thalassémie.
Devant l'air ahuri de mes parents qui ne semblent que demander "est-ce grave, docteur ?", il poursuit.
- C'est une maladie du sang, qui fait que ses organes ne sont pas assez oxygénés et donc, fonctionnent mal. D'où les nombreux soucis qu'elle a pu rencontrer, ces derniers temps.
Il abaisse son regard sur les bouts de papier dispersés devant lui, semblant prendre un plaisir malsain à nous faire patienter. Finalement, il relève la tête, son regard inexpressif se posant tour à tour sur mes parents et sur moi. Il décide de rester concentré sur mes géniteurs, avant d'enfin délivrer la vérité.
- Chez votre fille, la maladie a atteint un stade critique. Je dirais même, très grave. Je crains que nous ne pouvions rien faire.
Aussitôt, ma mère plonge son visage dans ses mains, ne pouvant retenir ses larmes. Quant à mon père, il semble s'accrocher à l'espoir infiniment petit que le médecin s'amuse à maintenir. Puis il l'écrase.
- Suite aux examens qu'elle a passés, il est clair qu'elle ne pourra pas être guérie. De plus, et ce grâce aux progrès de la science, nous savons combien de temps il lui reste avant que la maladie ne prenne le dessus.
Ma mère peine à contenir ses sanglots, entre lesquels elle parvient à murmurer des désapprobations assez fortes pour que je puisse les entendre. Mon père, paralysé, est devenu livide.
Quelques minutes s'écoulent : le docteur range ses papiers et met de l'ordre dans son pot à crayons, tandis que ma mère s'efforce de se calmer et use l'intégralité d'un paquet de mouchoirs. Quant à moi, je suis restée immobile depuis le début de la consultation : gardant un visage passif et serein, la seule question qui hante mon esprit est celle du temps qu'il me reste à vivre. Ce docteur a bien précisé qu'il le connaissait mais, dans sa fierté professionnelle, a préféré garder le silence : quitte à nous donner une information, qu'il nous la donne en entier !
Il relève légèrement les yeux, rencontrant les miens : la neutralité de son regard en serait presque effrayante. Sans doute a-t-il déjà dû annoncer cette même nouvelle à de nombreuses autres personnes. En est-il arrivé là, ainsi À force de contempler les patients pleurer ou s'accrocher désespérément à la vie ? Je suis légèrement prise de pitié envers cet homme, devenu insensible et stagnant. Mon père, soudain, se décide à reprendre le contrôle de la conversation. Armé d'un courage qui semble ne pas être le sien, il demande :
- Combien de temps ?
La question fait sursauter ma mère, qui relève rapidement la tête, comprenant que ce n'est pas encore fini. Le médecin regarde à nouveau mes parents, mais finit par poser ses yeux sur moi : il semble m'indiquer que je suis la seule concernée par la réponse. J'hoche lentement la tête, prête à l'entendre. Et dans un silence qui me rappelle cette mort déjà programmée, il annonce :
- Environ un an.
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Memento Mori
RomanceNous souvenir que nous allons mourir. Jeanne ne pourrait l'oublier. Sa santé le lui interdit. Elle sait que nous sommes tous condamnés. Elle sait qu'il n'y a pas d'âge pour mourir. Elle ignore encore qu'il n'y en a pas un pour aimer. (Cette histoire...