Chapitre 26

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Des rayons de lumière traversent le ciel de vapeur, au-dessus de ma tête. Je suis debout, ne ressentant ni la gravité ni le sol. Autour de moi, tout est blanc. Ou du moins, tout semble l'être : parfois, des couleurs nuancées apparaissent. L'endroit devient alors rose pâle, ou au contraire, d'un rouge profond, avant de reprendre sa teinte initiale. Il lui arrive même d'être coloré de nuances inconnues, nouvelles et indescriptibles.

Au loin, des paysages se forment et disparaissent, à tour de rôle : des lacs à perte de vue, des montagnes immenses, des villes agitées, des champs inhabités... Quelques fois, je crois même apercevoir des endroits qui me sont familiers : la maison, le parc, le lycée... Au début, j'essayais de courir après, d'y retrouver mes souvenirs, de me fondre dans ces décors qui ont régi la fin de ma vie. Mais ils s'évaporent avant même que je ne puisse les approcher.

Alors je reste à ma place, les regardant se former, les contemplant pendant quelques instants, avant qu'ils ne se détruisent eux-mêmes. Et tout cela recommence.

Dans ce monde vaporeux, étrange, mais réconfortant, je n'ai aucune sensation et pourtant, je ressens tout. Je marche, calmement, sur ce sol qui n'existe pas. Mes pieds ne rencontrent aucune surface matérielle. J'aurais plutôt l'impression de flotter. Mais je préfère penser que je marche, profitant de ma capacité à me déplacer librement. Si mon ancien corps était affaibli par la maladie, il n'en est rien dans ce monde. Et j'en profite à chaque instant.

Soudain, un vif éclat lumineux traverse les masses vaporeuses. Je suis aveuglée un court moment, avant de pouvoir chercher d'où il provient.

Au loin, une silhouette vient d'apparaître. Elle semble regarder autour d'elle, déboussolée, avant de se rendre compte qu'elle n'est pas seule ici. Elle entame alors sa marche, se dirigeant vers moi. Lorsqu'elle est un peu plus proche, je parviens à déterminer son apparence et je souris, à l'idée qu'elle m'ait retrouvée.

Bien que les années aient marqué son visage, j'admire sa posture et l'aura qui se dégage d'elle. Sa démarche semble déterminée, mais le reste de son corps n'inspire que la confiance et la tendresse. Plus elle s'avance vers moi, plus mon sourire grandit. Je la reconnais. Au fur et à mesure qu'elle s'approche, les années s'effacent de son physique. Son visage redevient jeune, presque enfantin, ses cheveux retrouvent leur couleur d'antan et ses yeux pétillent à nouveau, lorsqu'elle me reconnaît à son tour.

Finalement, elle s'arrête à quelques mètres de moi. Elle est là, devant moi. À la fois surprise et incroyablement heureuse. Je ne m'approche pas plus. Je laisse ce simple espace entre nous. Je me contente de lui sourire, afin qu'elle sache que c'est bel et bien moi. Des larmes de joie perlent au coin de ses iris bruns, mais elle ne les laisse pas couler. Je reste à ma place, sans faire un geste, sans dire un mot. Seuls nos regards parlent pour nous.

Le sien hurle son bonheur, sa joie de m'avoir enfin retrouvée. Il témoigne d'une grande maturité, acquise à l'âge adulte et à force d'expériences. Qu'a-t-elle vécu depuis que nous nous sommes quittées ? Elle doit avoir tant de souvenirs, désormais. Dire que je n'en constitue qu'une maigre partie.

Nous restons immobiles, l'une en face de l'autre, pendant un long moment. Mais est-il réellement long ? Le temps ici semble suspendu, ou accéléré. Parfois, une heure s'assimile à une année, tandis que les jours deviennent des secondes. Rien n'est précis, ici. Après tout, il n'y a ni montre ni horloge. Ni soleil ni lune. Ni jour ni nuit. J'ignore combien de temps je l'ai attendue. Soixante ans ? Deux jours ? Quinze mois ? Qu'importe. Rien ne me semble important désormais. Je suis si heureuse de la retrouver. Pouvoir la contempler à nouveau, m'attarder sur chaque détail de son visage, qui prouve qu'elle n'en est pas une autre, savoir qu'elle me regarde, moi, et uniquement moi... Elle m'a tant manqué.

Soudain, une once de peur vient voiler son regard. Je lis à travers celui-ci qu'elle craint ne jamais pouvoir m'atteindre. A-t-elle peur que je ne sois qu'une illusion ? Un spectre inaccessible ? Pense-t-elle que, si jamais elle tente de s'approcher un peu plus, je puisse disparaître ? Pour la réconforter et taire ses doutes, je lui souris tendrement, avant de m'avancer un peu plus vers elle. Son visage s'éclaire, lorsqu'elle comprend que je ne suis rien d'immatériel. Je suis bel et bien moi, avec ce même corps, âgé d'à peine quinze ans. Je sais ce qu'il me faut dire, à présent. Une simple phrase que nous avions définie comme une routine. Une routine qui ne s'est pourtant jamais réalisée. Je m'arrête à quelques centimètres d'elle. Puis, le regard confiant et le cœur battant joyeusement, je déclare :

- Bon retour, Laure.

Cette simple phrase, aussi futile puisse-t-elle paraître, absout tous ses doutes. À ce moment, je lis "c'est bien elle" dans son regard, et je lui souris en retour, lui faisant intimement comprendre "oui, c'est bien moi". Son visage rayonne de bonheur et je sens mon cœur battre à cette vision.

Je t'ai attendue, Laure, pendant ce qui m'a semblé être une éternité. Je t'ai attendue, et te voilà maintenant. Je savais que je te reverrais. Je n'ai jamais perdu espoir. Et j'ai bien fait.

Alors que, de notre vivant, notre temps ensemble était compté, nous avons désormais l'éternité pour nous seules. Laure, renfermant sans doute les mêmes pensées que moi, finit par succomber au bonheur. Sans plus attendre, à travers ses larmes et son sourire étincelant, elle laisse glisser quelques mots, qui achèvent nos retrouvailles :

- Je suis rentrée, Jeanne.

Memento MoriOù les histoires vivent. Découvrez maintenant