Chapitre 16

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Tandis que Laure termine de laver les verres, je finis d'essuyer les couverts et de les ranger. Soudain, Laure s'arrête et pose l'éponge qu'elle tenait précédemment. Elle me regarde, sans dire un mot, et je ne parviens pas à lire son expression. Inquiète qu'elle se sente mal, je m'approche d'elle et lui demande :

— Laure ? Ça va ?

Comprenant qu'elle est immobile depuis quelques instants, elle s'empresse de me rassurer :

— Oui oui, aucun problème. C'est juste que...

Je suis réellement inquiète désormais. Son visage est devenu rouge et elle joue nerveusement avec les manches de son pull. Avant même que je puisse la questionner de nouveau, elle se tourne complètement vers moi et, d'un sourire timide, m'annonce :

— Cette atmosphère... Ça ne te fait pas penser à.. Quelque chose ? C'est peut-être moi, mais... J'ai vraiment l'impression que.. C'est comme si on était mariées.

Mon cœur se contracte et retient ses battements pendant quelques secondes, avant de reprendre son activité, plus rapidement que d'habitude. Je me mets à sourire sans le vouloir, l'idée suffisant d'elle-même à me rendre euphorique. Des milliers de pensées me traversent l'esprit : mariées ? Comment ça ? Que l'on vive ensemble ? Et où ? Et comment ? Et quand ? Lorsque j'ose jeter un coup d'œil à Laure, je remarque qu'elle a détourné le visage et plaqué sa main sur sa bouche, s'empêchant d'en dire plus. Même l'arrière de ses oreilles est devenu rouge. Je n'imagine pas l'état actuel de son visage. Je tends doucement ma main vers la sienne, pour enlacer ses doigts avec les miens. Réagissant à ce contact, elle se retourne vers moi, une lueur d'espoir illuminant ses iris. Elle est si adorable. Je me rapproche d'elle et lui réponds calmement :

— Tu aimerais ?

Je crois ne jamais l'avoir vue aussi embarrassée. Laure commence à balbutier tout un tas de réponses, plus incompréhensibles les unes que les autres. Je me mets à rire, sa réaction étant trop exceptionnelle pour que je puisse l'oublier un jour. Une fois que nous sommes toutes les deux calmées, j'essuie les larmes de rire qui perlent aux coins de mes yeux, avant de répondre plus sérieusement :

— De toute façon, ce n'est pas possible.

J'ai l'impression de m'être étranglée avec ce dernier mot. Pourquoi ai-je dit cela ? Pourquoi n'ai-je pas réfléchi avant de parler ? Cette phrase a un double sens, que je n'avais pas envisagé. Face au visage de Laure, je comprends que j'ai mal fait. Elle me regarde, effarée d'avoir entendu une si triste vérité. Mais ce n'est pourtant pas ce que je voulais dire !

— Non, enfin, ce n'est pas... Par "impossible", je sous-entendais que l'on n'est pas encore majeures, alors ce.. Ce n'est pas possible et...

Peu importe comment j'essaie de me justifier, mes mots ne semblent que la blesser davantage. Je ne pensais pas à ça. Je ne pensais pas "on ne sera jamais mariées, car je serai morte avant". Je ne voulais pas interrompre ce bonheur continu. Nous étions si joyeuses. Pourquoi suis-je toujours amenée à anéantir sa joie ? Comprenant que je l'ai ouvertement blessée, je murmure, coupable :

— Je suis désolée, Laure...

— Ce n'est rien, Jeanne. Tu ne pensais pas à mal.

Elle se retourne, face à l'évier, et reprends le nettoyage des verres. J'aperçois des larmes immobiles au bord de ses yeux, d'habitude si pétillants. Mon cœur se serre à cette vision. Je refuse de la voir pleurer devant moi, sans rien pouvoir faire. Elle m'a réconfortée tout à l'heure, c'est donc à mon tour désormais. Mais que puis-je lui dire ? Hélas, rien. Rien ne peut la réconforter, car rien ne peut me sauver. Pourtant, sa vie ne s'arrêtera pas en même temps que la mienne. Elle aura une vie, adulte et responsable, après moi. Devrais-je alors...

— Tu sais... Tu pourras te marier, Laure. Pas avec moi, certes, mais avec quelqu'un d'autre. Je suis sûre que tu seras très heureuse avec cette personne. Tu es gentille et belle. Une magnifique vie t'attend. J'espère qu'elle sera...

Un bruit sourd retentit. Laure a laissé tomber un verre dans l'évier, mais il ne s'est pas cassé. Ses poings sont serrés et appuyés sur le bord du plan de travail. Elle garde la tête baissée, mais je peux l'entendre murmurer, comme pour elle-même :

— C'est comme ça, alors...

Elle se tourne rapidement vers moi, la colère et la douleur inondant ses iris, habituellement sereins.

— Parce que tu penses n'être qu'une étape de ma vie, Jeanne ? Tu penses qu'une fois que tu seras partie, j'aurais juste à trouver quelqu'un d'autre pour m'aimer ? Tu penses que je pourrais te remplacer, aussi facilement ? Tu penses que je pourrais t'oublier ?

— Laure, non, écoute... Ce n'est pas ce que je voulais...

— C'est exactement ce que tu voulais dire. Parce que j'ai une longue et belle vie qui m'attend, tu n'as aucun impact sur celle-ci ? Tu crois que.. Tu crois que je ne serai pas un tant soit peu nostalgique ? Comment peux-tu seulement croire que je puisse aimer à nouveau, une fois que je t'aurai perdue ? Des mois ou des années plus tard, je t'aimerai toujours autant. Et personne ne pourra te remplacer.

Des larmes glissent lentement sur les bords de son visage angélique. Je reste abasourdie devant ses propos. Je ne peux pas la laisser faire ça. Elle ne doit pas passer à côté de sa vie. Pas à cause de moi.

— Laure, tu te rends compte de ce que tu dis ? Tu vas renoncer au bonheur de toute une vie, pour un simple amour adolescent ? Pour une fille qui sera morte depuis des décennies ?

— Je t'interdis de dire que ce n'est qu'un "amour adolescent". Tu sais que c'est beaucoup plus pour moi.

Ses poings sont si serrés que ses phalanges sont devenues blanches. Je ne l'ai jamais vue dans un tel état et cela m'effraie de plus en plus. Pourtant, je ne peux pas la laisser avec de telles convictions. C'est seulement pour son bien. Non plus pour le mien.

— Tu vas t'enfermer dans des souvenirs que tu ne pourras partager avec personne. Tu vas te refuser un nouvel amour, seulement à cause d'un ancien, déjà mort et enterré. Tu as une vie qui t'attend, Laure. Je ne cesse de le répéter, mais s'il te plaît, ne la gâche pas pour moi.

— Arrête Jeanne. Cesse de planifier ma vie, comme tu aurais planifié la tienne.

C'en est trop pour moi. Cette dernière phrase a été si dure, si brutale, que je crois défaillir. Je pose instinctivement ma main sur mon cœur, persuadée qu'il a été transpercé par ses mots.

Elle ne comprend pas. Je ne cherche pas à organiser sa vie. Je veux juste la lui rendre meilleure. Mais les négociations sont inutiles désormais. Son visage crispé et ses mains tremblantes me font comprendre que la discussion est close. Je voudrais pouvoir, une dernière fois, lui dire que je suis désolée et que ce n'est pas ce que je veux. La douleur m'accable et ma vision s'humidifie rapidement. Je parviens à peine à relever le mépris omniprésent dans ses iris. Laure me regarde si méchamment... Où sont passés nos moments d'entente et de complicité ? L'ai-je donc réellement blessée ? Et pourquoi refuse-t-elle de m'écouter ?

Je me fais peu à peu une raison et comprends qu'il ne sert plus à rien de rester ici. Tremblante, je me dirige vers la porte d'entrée. Je récupère mon manteau, lançant un ultime regard en arrière. Laure s'est effondrée par terre, assise contre l'îlot central de la cuisine. Son visage est enfoui dans ses bras, mais je peux entendre d'ici, ses sanglots entrecoupés. La voir ainsi achève de me briser le cœur et, refusant de lui infliger plus longtemps ma présence, je quitte sa maison.    

Memento MoriOù les histoires vivent. Découvrez maintenant