Mes paupières peinent à s'entrouvrir, ne me laissant voir que des rayons de lumière, filtrés par des stores à moitié fermés. Lorsque je suis enfin capable d'ouvrir complètement les yeux, je remarque la pièce dans laquelle je me repose : plutôt vaste, blanche du sol au plafond, elle comporte trois lits, dont un sur lequel je suis allongée. À ma gauche se trouve une grande fenêtre, devant laquelle trône un rideau qui laisse échapper assez de lumière pour dessiner des ombres sur le reste de la salle. Je réalise seulement l'endroit dans lequel je me trouve : l'infirmerie. Je connais cette pièce mieux que personne, puisque j'y passe les deux tiers de mes années scolaires.
La première fois, autant que je puisse m'en rappeler, l'établissement avait appelé une ambulance en urgence, pour m'emmener à l'hôpital. Mais comme mes évanouissements étaient de plus en plus fréquents, ils ont abandonné cette idée et ont décidé de me laisser à l'infirmerie.
Je soupire, avant d'essayer de me relever : c'est seulement à ce moment-là que je remarque Laure, assise sur une chaise, dont les bras et la tête sont posés sur le drap. Si je me fie à sa respiration, elle est profondément endormie. Je me retiens de rire : elle doit être narcoleptique pour pouvoir s'endormir n'importe où, aussi facilement. Mais comment est-elle arrivée ici ?
Des bribes de souvenirs me reviennent brusquement : je me revois m'évanouir sur le sol, tandis qu'une élève venait vers moi. Tout devient noir et seules quelques images enregistrées inconsciemment m'informent de ce qu'il s'est passé : le professeur qui tente de me réveiller en me tapotant la joue. L'élève en question qui semble le réprimander sévèrement. Un nouveau trou noir, puis mon corps transporté par quelqu'un, dans les couloirs de l'établissement, en direction de l'infirmerie. Et finalement, moi-même, allongée sur ce lit, avec Laure en face de moi qui contemple mon visage inerte, avec inquiétude et chagrin. "Non, ne sois pas inquiète.. Je vais bien.. Je ne veux pas te voir triste..." s'insinue dans mon subconscient, avant que je ne sois expulsée de ma propre mémoire.
Laure dort toujours à mes côtés et je sens mon cœur se serrer violemment. Mais je sais que ce n'est rien de médical, cette fois-ci : le souvenir de son visage meurtri par l'anxiété me rend coupable et cela me fait mal, littéralement. J'ose lever la main pour la poser délicatement sur ses cheveux châtains, caressant doucement le sommet de son crâne. À travers les mèches qui couvrent une partie de son visage, je l'aperçois sourire dans son sommeil. Je souris à mon tour, attendrie devant son air enfantin, tandis que je sens des larmes me monter aux yeux : je suis une imbécile. Je sais parfaitement qu'il ne faut pas que je m'attache à quelqu'un, et que personne ne s'attache à moi. Sinon, dans moins d'un an, nous serions toutes les deux blessées. J'en suis consciente, bien trop consciente. Et pourtant, c'est exactement ce qui est en train de se passer.
Depuis ma rencontre avec Laure, je souris plus souvent et n'ai aucun mal à voir le bon côté de ce qui m'entoure. Mes parents me font souvent remarquer que j'ai l'air plus épanouie. Même la maladie me semble plus supportable lorsque je suis à ses côtés. Durant les cours, j'ai du mal à me concentrer et je sens qu'elle me manque cruellement : le regard perdu dans le vide, je repense souvent à nos déjeuners au pied du saule. À cet endroit si fantastique où nous ne sommes que nous deux, seules au monde, perdues dans cette végétation affriolante.
Mais dans un long soupir, je me ramène toujours à la raison, me rappelant que je ne peux pas dépendre d'elle. Et cette pensée, à chaque fois, me heurte douloureusement : elle est pourtant si gentille et joyeuse, si épanouie et intelligente, si joviale et drôle, si admirable et sublime. La chaleur qui s'empare de mes joues me sort de mes rêveries loufoques : à quoi, bon sang, suis-je en train de penser ? Par réflexe, je me cache le visage dans mes mains, sans pour autant parvenir à diminuer la rougeur de ce dernier. Même si je ne suis pas très sociable, j'ai tout de même eu quelques amis auparavant, mais jamais de telles pensées ne m'avaient traversé l'esprit. Comment expliquer ce brusque changement ? Et que signifie réellement cette relation pour moi ? La réalité me frappe, mon corps se raidissant dans un soubresaut : j'ôte mes mains de mes yeux, jetant un regard apeuré à Laure, toujours endormie. À travers la stupeur d'une telle découverte, je murmure, comme pour moi-même :
- Ce n'est pas de l'amitié...
Je n'arrive pas à y croire. J'ai réussi à tomber amoureuse en à peine quelques semaines. Mais ce n'est pas le plus incroyable : durant mes quinze précédentes années d'existence, je n'ai jamais été capable d'aimer qui que ce soit. Et maintenant que ma vie touche à sa fin, que je n'ai plus l'occasion de l'offrir à mon âme soeur, qu'il me faut mourir seule, je me retrouve confrontée à ce sentiment, inconnu et effrayant.
Alors que mes réflexions défilent les unes après les autres, une unique question stagne dans mon esprit : que faire ? Jamais je ne pourrais lui avouer. C'est impossible que mes sentiments soient réciproques. Et quand bien même, s'ils l'étaient, je ne dois pas oublier ma promesse : personne ne doit s'attacher à moi, au risque d'être blessé dans huit mois. Je secoue vivement la tête, comprenant qu'il ne me reste qu'une solution : tout garder pour moi.
- Oh, tu es réveillée Jeanne ?
Je tourne la tête vers Laure, qui frotte ses yeux encore ensommeillés. Je lui souris, avant de lui répondre :
- Je l'étais bien avant toi.
Elle ne retient pas un bâillement peu distingué, avant de rétorquer, sans grande conviction :
- J'en doute...
Je ne peux m'empêcher de rire face à son relâchement total, puis je me laisse glisser du lit : une fois debout et un nouveau vertige esquivé, je me dirige vers la porte de l'infirmerie, prête à sortir. Laure, tout à fait réveillée désormais, s'est relevée de sa chaise et me fixe, un air réprobateur gravé sur le visage. Mal à l'aise, j'ose lui demander :
- Laure ? Tu viens ?
Esquivant ma question, elle se contente de m'annoncer, d'un ton neutre et presque froid :
- Jeanne, je t'ai vue t'évanouir.
Un frisson remonte le long de mon dos. Non, pitié Laure.. Pas ça...
- Est-ce que tu as.. Des problèmes de santé ?
J'ai l'impression qu'une enclume vient de tomber sur mes épaules : comment ? Pourquoi ? Ne pouvait-elle donc pas fermer les yeux et faire mine de ne rien voir ? Non, je ne veux pas lui dire. Je ne dois pas lui dire. Un mensonge. Vite, il m'en faut un. Jamais, jamais elle ne doit apprendre ma maladie. Jamais.
- Haha, n'importe quoi. J'ai dû manger un aliment, à midi, que je n'ai pas su digérer, c'est tout.
Je vois bien que ma réponse ne parvient pas à la satisfaire. Elle me lance un regard suspicieux, avant de me rejoindre dans l'entrebâillement de la porte :
- Si tu le dis.
Elle passe devant moi afin d'emprunter le couloir, me laissant l'effluve de son parfum comme maigre consolation. Tristement, je la regarde disparaître par la porte qui mène à l'extérieur du bâtiment. À mon tour, je sors de l'infirmerie, parviens à avancer de quelques mètres avant de m'appuyer contre un mur.
La main plaquée sur le front, je sens une douleur, d'abord légère puis de plus en plus intense, s'emparer de moi. Elle semble provenir de partout à la fois. Mais au-delà de celle-ci, s'en trouve une plus imposante encore. Une souffrance qui broie ma cage thoracique et mon pauvre organe cardiaque, une souffrance qui ne survient que lorsque mes pensées se focalisent sur mes mensonges.
Je suis désolée, Laure. Je ne peux pas te dire la vérité. Je me dois de protéger ton sourire et ton bonheur. Comment pourrais-je oser interférer dans ta vie, alors que la mienne touche déjà à sa fin ? Je suis désolée. Tellement désolée. Désormais, je dois te cacher l'état de ma santé, mais également mes sentiments à ton égard. À cette pensée, la douleur se fait plus insistante, m'obligeant à m'adosser contre le mur. Ma respiration devenant étrange, je sens mon cœur se contracter irrégulièrement. Mais pour la première fois, j'ignore s'il souffre dans un cadre physique ou moral.
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Memento Mori
RomanceNous souvenir que nous allons mourir. Jeanne ne pourrait l'oublier. Sa santé le lui interdit. Elle sait que nous sommes tous condamnés. Elle sait qu'il n'y a pas d'âge pour mourir. Elle ignore encore qu'il n'y en a pas un pour aimer. (Cette histoire...