Le réveil sonne. Je me relève le plus lentement possible, afin de m'asseoir sur mon lit : malgré mes efforts pour l'éviter, un lourd vertige m'assaille. Je maintiens ma paume sur mon front, le temps qu'il disparaisse, puis je sors de ma table de nuit quelques gélules. Je les avale rapidement.
Je me lève et vais prendre une douche, dans laquelle nous avons aménagé un tabouret puisque je peine de plus en plus à rester debout. En m'habillant, je repense à cette visite chez le "Docteur M." dont je ne me rappelle toujours pas le nom : environ trois mois se sont écoulés depuis, dont les vacances d'été.
Mes parents ont obtenu des jours de congés, offerts généreusement par leurs collègues, afin d'organiser un voyage de quelques semaines dans le sud. Ma maladie n'était pas encore devenue insupportable, donc je pouvais sortir dehors et aller me promener au bord de la mer. C'était bien, c'était beau. Je me rappelle de la brise qui semblait s'engouffrer en moi et faisait voler mes vêtements amples. J'aurais aimé mourir là-bas. Au bord de l'étendue d'eau salée qu'est l'océan. Les cris des mouettes résonnant en harmonie avec le bruit des vagues. Les pieds nus plongés dans le sable. Et les pensées emportées au loin, par le vent marin. Je rouvre soudainement les yeux. Il ne faut pas que je rêvasse, je risque d'être en retard. Et depuis quelques mois, le temps ne m'a jamais semblé aussi important.
Les cours du matin commencent. Je m'installe à ma place, une simple table contre le mur, deux rangs après le bureau du professeur. Dans notre lycée, aucun élève n'est à côté d'un autre : chacun occupe une table, solitaire et exclue. J'en ignore la raison : peut-être pour éviter les bavardages ? Qui sait. Toujours est-il que table double ou non, cela m'importe peu.
Je n'ai pas vraiment d'amis, simplement des connaissances. Nous nous saluons le matin, mais nous ne traînons pas ensemble. Nous nous informons des devoirs, mais nous les faisons chacun de notre côté. Certains diront que c'est triste : je leur répondrai que cela me semble normal. Et d'autant plus confortable : j'ai décidé de ne rien dire à propos de ma maladie. Seuls les professeurs sont au courant et leurs regards apitoyés le trahissent. Si j'avais eu des amis, je n'aurais pas été capable de leur mentir. Ils se seraient inquiétés pour rien. Ils auraient été tristes. Mon décès les aurait affectés. Je les aurais fait souffrir. Je ne veux rien de tout cela.
Je veux mourir en silence, dans la plus grande discrétion qui soit. Sans éveiller de soupçon, d'inquiétude. Sans provoquer de cris, de pleurs. Juste disparaître et être oubliée. La sonnerie retentit et me sort de mes pensées. La matinée vient déjà de se terminer. Aussitôt, je range mes affaires et m'en vais de la salle, en saluant poliment le professeur. Pour la première fois depuis que je le connais, il me répond, un sourire qui se veut compatissant gravé sur le visage. Sa pitié est si présente que j'en éprouverais presque pour lui. Pourquoi mes professeurs semblent-ils tous affectés par mon futur décès ? Ne savent-ils donc pas que tous les élèves qu'ils ont en face d'eux, vont mourir un jour ? En quoi mourir tôt peut-il susciter plus d'émotions que de mourir simplement ? Le résultat est le même, pourtant.
J'écarte une nouvelle fois mes réflexions : la pause du midi a commencé et je ne peux pas penser efficacement si mon estomac est vide. Ayant franchi le portail de l'établissement, je peux enfin rejoindre mon endroit préféré pour déjeuner : le parc municipal. Bien qu'il soit sous la tutelle de la mairie, il n'est pas entretenu : la pelouse est envahie de mauvaises herbes, tandis que celles-ci débordent sur les anciens pavés, détériorés par le temps et la pluie. Au beau milieu de cette nature sauvage stagne un étang, donc l'eau immobile conserve les feuilles qu'une bourrasque de vent a fait chuter. Au fil des mois, ce parc me semble devenir une jungle et je ne serais pas étonnée de voir des animaux s'y installer.
Je continue mon chemin, cherchant un endroit convenable pour m'asseoir, tandis que mes jambes se font déjà lourdes et molles. Depuis la rentrée, je ne mange plus à la cantine : ma mère me prépare chaque matin un repas équilibré, qu'il me faut manger à l'extérieur. Elle me répète que c'est meilleur pour moi. Je pense plutôt qu'elle tente de me donner tous les moyens possibles pour survivre. Je me sens mal pour elle. Et pour mon père. Ce sont tous les deux des parents formidables, dont je suis l'unique fille. Lorsque je m'imagine à leur place, la culpabilité me ronge : voir s'inverser l'ordre de la vie, sans pouvoir y changer quoi que ce soit, et regarder son seul enfant mourir sous ses yeux, est ce qu'ils vivent depuis l'annonce de mon décès prochain. Mais tout comme eux, je ne peux rien y faire.
Un léger murmure me tire de mes sombres pensées. En tendant l'oreille, je remarque que ce n'en est pas un. Je ne sais pas le définir, c'est plus fort, plus langoureux, plus... Doux. Sans prêter attention à mes jambes qui m'implorent de m'asseoir, je suis ce son mélodieux jusqu'à en rencontrer la source.
Près de l'étang se trouve un maigre canal qui glisse jusqu'à ce dernier. Un saule pleureur trône au-dessus de cette irrigation, laissant ses feuilles effleurer délicatement la surface de l'onde en mouvement. Agenouillée près de son bord,un fin bâton de bois dans la main, une jeune fille trace de petits cercles dans l'eau agitée. Je me rapproche lentement, n'osant pas aller trop vite, comme par peur de l'effrayer. Comme si, d'un geste brusque, elle pouvait s'envoler. Désormais, seuls quelques mètres nous séparent et je peux distinguer les écouteurs blancs qui pendent de ses oreilles. Et la douce chanson qui s'échappe de ses lèvres. Je n'entends pas les paroles qu'elle semble murmurer mais la mélodie me parvient et me transporte. Sa voix fait danser les branches des arbres, fait voltiger les feuilles perdues, fait valser les herbes folles à nos pieds. Son timbre est chaleureux, tendre. Et d'une douceur sans égale. Une douceur qui rappelle les berceuses que l'on chante aux enfants. Une douceur qui rappelle les soirs d'été, que l'on passe allongé dans un champ, à écouter le murmure croissant des cigales. Une douceur qui rappelle le réconfort que nous apporte la présence de ceux que l'on aime. Une douceur angélique, mais néanmoins forte, puissante et qui m'emmène loin, très loin de ce parc abandonné. Tantôt aigle, tantôt nuage, sa voix me porte au-delà de tout ce qui m'entoure et avant d'avoir pu m'en rendre compte, elle m'a déjà fascinée.
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Memento Mori
RomanceNous souvenir que nous allons mourir. Jeanne ne pourrait l'oublier. Sa santé le lui interdit. Elle sait que nous sommes tous condamnés. Elle sait qu'il n'y a pas d'âge pour mourir. Elle ignore encore qu'il n'y en a pas un pour aimer. (Cette histoire...