La mélodie touche à sa fin, puis la voix se tait. Celle à qui elle appartient retire ses écouteurs, se relève afin de les glisser dans la poche de son jean et remarque enfin ma présence. Lorsqu'elle se retourne vers moi, surprise et visiblement gênée, je sens mes jambes se dérober. Tombant à genoux, je retiens un juron tandis que je tente de me remettre debout. Mais c'est impossible : j'ai trop sollicité mes jambes. Je ne vais pas pouvoir tenir dessus avant quelques minutes.
Sentant une présence à mes côtés, je relève la tête et mon souffle se coupe brusquement : la jeune fille s'est approchée de moi et a posé une main hésitante sur mon épaule, la honte de son chant ayant été remplacée par l'inquiétude de m'avoir vue m'effondrer.
- Ça va ? me demande-t-elle.
Sa voix. Sa superbe voix. Même si elle ne chante pas, celle-ci reste toujours aussi mélodieuse et douce. Elle conserve cet aspect unique qu'a la musique, cette caractéristique indéfinissable et qui pourtant, nous fait l'aimer. Essayant de m'asseoir convenablement plutôt que de rester à quatre pattes face au sol, je lui souris sincèrement et réponds :
- Oui, tout va bien, ne t'en fais pas.
Mon sourire semble l'avoir troublée, mais elle riposte rapidement avec un sourire tout aussi radieux. Et celui-ci me donne l'accès à une vision des plus idylliques : cette fille est simplement magnifique. Ses cheveux châtains sont plutôt courts, dépassant de quelques centimètres le haut de ses mâchoires. Ils encadrent un visage ordinaire et rassurant. Ses yeux marrons aux subtiles teintes de vert semblent pouvoir lire en moi, comme dans un livre ouvert. Et ses joues, étirées dans un sourire convivial, laissent apparaître deux timides fossettes. Mes pensées étaient si obnubilées par son chant que je n'ai pas prêté attention à son physique, bien qu'ils soient tous deux hors du commun. Après quelques instants pendant lesquels nous nous dévisageons mutuellement, elle détourne le visage, gênée, avant de murmurer :
- Tu.. Tu m'as entendue ?
- Oui, répondis-je, n'ayant pas l'intention de mentir.
Elle baisse légèrement la tête, murmurant encore plus bas :
- Est-ce que tu.. Tu peux garder ça pour toi..?
- C'est dommage, tu chantes pourtant si bien. Mais si tu insistes, compte sur moi : je ne dirai rien à personne.
En voyant mon sourire qui incite la confiance, elle sourit à son tour, les joues subtilement rougies par mon précédent compliment.
- Merci, me répondit-elle, encore un peu honteuse d'avoir à me demander cela. Ce sera notre secret ?
En voyant sa main tendue vers moi et son petit doigt levé, je comprends qu'il me faut mettre ma parole en jeu. Conservant mon sourire, devenu enfantin, j'enlace son doigt avec le mien, avant de jurer :
- Je ne dirai rien à personne. Ceci est une promesse.
Ses yeux aux multiples nuances s'illuminent un court instant, avant qu'un autre sourire ne dévoile à nouveau ses fossettes cachées. Détachant son doigt du mien, elle s'assoit en tailleur, avant de me demander :
- Comment t'appelles-tu ?
- Jeanne, et toi ?
- Laure. Ravie de te rencontrer, Jeanne.
L'entendre dire mon prénom avec sa voix ô combien sublime me provoque de légers frissons. Et je ne peux m'empêcher de répondre :
- Moi de même.
Pendant l'heure qui suit, nous nous posons des questions, sur nos goûts, nos préférences, nos habitudes et nos vies. J'ai appris que Laure a le même âge que moi, mais que nous ne sommes pas dans la même classe. Elle traîne souvent avec un groupe d'amis, comme la plupart des adolescents ordinaires. Elle possède un chien, plutôt âgé d'après ce qu'elle m'en dit, mais toujours aussi énergique. Quand elle en parle, elle ne peut s'empêcher de raconter des anecdotes sur lui, alors qu'il était encore un chiot. Et lorsqu'elle finit, elle éclate de rire en me répétant "si tu l'avais vu, à ce moment-là !"
Son rire cristallin me donne des frissons et m'incite également à rire. Sa joie de vivre me fait du bien et je me surprends à aimer rester à ses côtés. Une heure auparavant, je ne l'avais jamais vue, et maintenant nous discutons toutes les deux, assises dans l'herbe du parc qui me semble, je l'avoue, désormais beaucoup plus vivant. J'ai appris ses couleurs préférées, son style de musique, ce à quoi elle se destine, ses passe-temps et tant d'autres détails. Je sais désormais ce qui lui fait peur, ce qui la fait rire, ce qui la fait pleurer. Sa personnalité me fascine et à chaque nouvelle information qu'elle m'offre, j'ai l'impression d'être plus proche d'elle qu'auparavant. Après un léger silence pendant lequel nous avalons nos repas respectifs, elle se tourne vers moi et me demande soudainement :
- Dis Jeanne, pourquoi est-ce que tu es tombée tout à l'heure ?
Ma gorge se contracte tandis que les idées s'enchaînent : je ne peux pas lui répondre que c'est à cause de ma maladie grandissante. Je me suis promis de ne la révéler à personne. Il ne faut pas que je blesse quelqu'un. Il ne faut pas qu'ils soient tristes de ma mort. Il ne faut pas qu'ils sachent. Peut-être puis-je lui répondre que ce n'était qu'un bref vertige, dû à ma faible constitution ? Non, c'est trop suspect. Et elle poserait d'autres questions, lesquelles je ne parviendrais pas à détourner.
Mais l'idée de mentir me bloque la respiration et me tord l'estomac : je ne veux pas lui cacher la vérité. Pourquoi ne pas lui dire ? Je suis sûre qu'elle comprendrait ma situation. L'image de son rire et les bribes de son chant s'insinuent dans mon esprit : si jamais elle devient triste à cause de mon sort, sera-t-elle encore capable de rire et de chanter ainsi ? Continuera-t-elle d'exposer sa joie de vivre ? Non. Bien sûr que non. Je veux protéger son chant et son bonheur. Je veux la protéger. Elle ne doit pas savoir. Quitte à mentir, je veux conserver son visage bienveillant et serein. Je ne peux l'imaginer couvert de larmes.
- Rien de grave, ne t'inquiète pas. Je crois que je me suis tordue la cheville en voulant avancer. Ou alors, tu chantais tellement bien que j'en suis tombée à la renverse ! assuré-je, tandis que ma gorge se serre et que les reproches de ma conscience fusent.
Je ris de ma réponse et elle se met à rire, elle aussi. Malheureusement, nous ne rions pas pour la même raison.
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Memento Mori
RomanceNous souvenir que nous allons mourir. Jeanne ne pourrait l'oublier. Sa santé le lui interdit. Elle sait que nous sommes tous condamnés. Elle sait qu'il n'y a pas d'âge pour mourir. Elle ignore encore qu'il n'y en a pas un pour aimer. (Cette histoire...