Le mois d'avril s'est lentement écoulé. Le printemps s'est bel et bien installé, et des fleurs ont émergé des parterres et des arbres. Les hirondelles sont revenues occuper le haut des poteaux électriques. Et des oiseaux, plus communs, ont repris leur chant matinal, depuis leur perchoir. J'ai été contrainte de quitter le lycée vers la moitié du mois, sous ordre du médecin. J'ai passé le reste des journées d'avril dans ma chambre, une perfusion dans l'avant-bras gauche, ou bien assise dans le fauteuil roulant, à me promener de pièce en pièce.
Jamais je n'aurais pensé que marcher deviendrait si compliqué. Le simple fait de tenir debout me fait mal et mes jambes ne supportent plus mon poids ni la gravité. En moins de trente jours, mes capacités physiques se sont effondrées. Je peux, heureusement, toujours bouger mes membres et m'occuper de moi-même. Mais mon cœur ne supporte plus aucun effort de ma part, même le plus insignifiant. Si jamais je venais à essayer de surmonter cette constante faiblesse, les conséquences seraient désastreuses. Et sans aucun doute, définitives. Désormais, je n'ai plus aucun doute quant à ma santé : la fin est imminente.
C'est ainsi qu'a débuté le mois de mai.
Assise sur ce fauteuil que je ne quitte plus, je fixe la télévision d'un œil sarcastique. Je ne connaissais pas ce genre d'émissions, et je crois que je n'aurais jamais voulu les connaître. Comment est-ce qu'elles peuvent avoir autant de succès ? Je hausse les épaules, comme une réponse à moi-même, avant d'essayer d'atteindre la télécommande. Mon père, passant à côté du canapé, en profite pour me la donner. Je me contente de lui sourire pour le remercier. Il part ensuite rejoindre ma mère, sans doute déjà couchée.
Je distingue difficilement l'expression de mes parents ces derniers jours. J'ai parfois l'impression qu'ils sont dévastés à l'idée que je peux mourir à chaque instant ou bien ils semblent fiers de savoir qu'ils ont pu me rendre heureuse, malgré tout. Peut-être qu'eux-mêmes ne savent pas quoi en penser. Finalement, je décide de changer d'émission, ne supportant plus la précédente.
Quelques minutes plus tard, alors que le crépuscule fait peu à peu place à la nuit, je m'intéresse à un reportage sur le peuple indien. Je soupire intérieurement : ce pays a l'air si fantastique à découvrir. Les images qui défilent semblent illustrer un tout autre monde, au-delà de nos mers et de nos contrées. Dire qu'il suffirait de monter dans un avion pour y aller.
Un bruit sourd résonne à ma gauche et me fait sursauter. Je crois qu'il provient de la fenêtre du salon, qui donne sur le jardin, à l'entrée de la maison. J'éteins rapidement l'écran, guettant tout nouveau son. De longues minutes s'écoulent en silence, et je commence à me sentir mal à l'aise. J'essaie de calmer ma respiration, afin de ménager mon pauvre rythme cardiaque, quand un autre bruit, plus fort, se fait entendre. Aucun doute : il provient bel et bien de l'extérieur. Je m'approche de la fenêtre, l'effroi me gagnant peu à peu. Je me décide finalement à l'ouvrir et, remarquant quelqu'un juste en face de moi, je retiens de justesse un cri de terreur. L'inconnu semble, lui aussi, apeuré. Je retrouve rapidement mes esprits, avant de demander, surprise :
- Laure ?
À la faible lumière du soleil qui se couche, je reconnais son visage et ses cheveux en bataille. Elle expire bruyamment, évacuant sa tension.
- Sérieusement, Jeanne, préviens avant d'apparaître comme ça.
Je hausse un sourcil, m'appuyant sur le rebord.
- Parce que pour venir frapper à la fenêtre de quelqu'un, alors qu'il fait presque nuit, on n'a pas besoin de prévenir ?
Elle sourit, gênée, avant de justifier :
- Je ne voulais pas passer par la porte, tes parents m'auraient entendue.
Avant que je puisse lui demander pourquoi elle ne veut pas que mes parents la voient, elle m'attrape par le bras et me murmure :
- Éteins les lumières, laisse ton fauteuil et suis-moi.
Je la regarde abasourdie, avant de plonger la pièce dans la pénombre. Je reviens ensuite à la fenêtre, pour la questionner :
- Pourquoi dois-je laisser mon fauteuil ? Tu sais très bien que je ne peux pas me déplacer sans.
Laure me regarde dans les yeux, me demandant silencieusement de lui accorder ma confiance.
- On n'en aura pas besoin.
Je ne comprends pas : que prévoit-elle de faire ?
- Laure, explique-moi, s'il te plaît.
Elle met rapidement fin à mes interrogations, en rétorquant :
- Tu verras. Je te demande simplement de me suivre.
Son regard implorant et les étincelles d'excitation que ce dernier renferme achèvent de me convaincre. Je hoche lentement la tête, avant de préciser :
- Si je laisse mon fauteuil roulant ici, mes parents sauront que je ne suis pas dans la chambre d'amis. Enfin, c'est la mienne maintenant, mais... Bref, il faut le mettre là-bas.
Laure sourit, comprenant que je prends enfin part à son plan.
- Je m'en occupe.
Elle s'appuie sur le rebord de la fenêtre pour pénétrer à l'intérieur du salon. Puis, sans prévenir, elle me prend dans ses bras et me dépose ensuite sur le canapé. Brièvement, elle dépose un baiser sur mon front et me murmure qu'elle revient vite. Elle part déposer le fauteuil roulant dans la chambre du rez-de-chaussée, afin de faire croire à mes parents que je suis allée dormir. En revenant dans le salon, elle me tend la main :
- Est-ce que tu peux te lever, Jeanne ?
Je prends doucement sa main dans la mienne, avant de répondre tristement :
- Je vais essayer...
Je pose mon autre main sur le canapé et, en prenant appui sur celle-ci, je tente de me mettre debout. Un court instant, je tiens sur mes jambes, avant que l'une d'entre elles ne se dérobe. Laure me rattrape rapidement et m'épaule pour éviter que je ne tombe. Avec son aide, je parviens à rester debout et même à effectuer quelques pas, en direction de la fenêtre. Après une manœuvre compliquée, nous parvenons toutes les deux à l'extérieur. Puis, n'osant pas regarder en arrière, nous quittons le jardin, comme Laure y est entrée : sans aucun bruit.
Nous marchons depuis déjà quelques minutes. Nous avons quitté la rue, perdant de vue ma maison. J'ose espérer que mes parents ne remarqueront pas mon absence. Mais ma principale inquiétude, pour l'instant, concerne ma capacité à marcher : j'ai beau m'appuyer de tout mon poids sur Laure, mes jambes me semblent de plus en plus faibles. Je crains ne pas pouvoir continuer longtemps ainsi.
Pourtant, la sensation d'être plus ou moins droite sur mes jambes me procure une joie inexprimable. Comme si mettre un pied devant l'autre m'offrait une liberté sans aucune limite. Comme si, en bougeant ces jambes, je pouvais courir à toute allure, ou sauter jusqu'à atteindre le ciel. Mes pensées euphoriques s'effondrent lorsque je bute contre une pierre. Laure, très réactive, me rattrape avant que je ne heurte le bitume. J'essaie de me remettre debout, mais la douleur qui survient m'informe que j'en ai déjà trop fait. Je lance un regard désolé à Laure, lui faisant comprendre que je ne peux aller plus loin. Elle semblait si heureuse de pouvoir se promener à nouveau avec moi. Je me sens minable de la forcer à annuler ses plans, seulement à cause de mon état asthénique. Sans avoir plus de temps pour me morfondre, Laure attrape mes jambes et me hisse sur son dos. Par réflexe, j'entoure son cou de mes bras, étonnée de voir qu'elle parvient à me porter.
- Mais !
- Oublierais-tu que je t'ai déjà portée ? Ne t'en fais pas pour moi.
Sa remarque me plonge des mois plus tôt, lors d'un cours de sport au lycée. À ce moment-là, ma maladie n'était pas flagrante, et Laure l'ignorait encore. Mais je n'avais pu fournir les efforts demandés par le professeur, et je m'étais lamentablement évanouie. À mon réveil, Laure était à l'infirmerie à mes côtés. Je n'ai pas douté une seule seconde de sa gentillesse depuis. Et bien que je ne me sois jamais réellement interrogée sur le sujet, il paraît logique que ce soit elle qui m'ait transportée jusque là-bas.
Je souris malgré moi devant tant de dévotion. En enlaçant son cou plus tendrement, je dépose un discret signe de gratitude sur sa joue, avant de poser la mienne sur son épaule. Puis, tournant le visage vers les derniers éclats du soleil, je ferme les yeux, bercée par son parfum.
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Memento Mori
RomanceNous souvenir que nous allons mourir. Jeanne ne pourrait l'oublier. Sa santé le lui interdit. Elle sait que nous sommes tous condamnés. Elle sait qu'il n'y a pas d'âge pour mourir. Elle ignore encore qu'il n'y en a pas un pour aimer. (Cette histoire...