Chapitre 19

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Une légère brise fait onduler les branches des arbres. Les petits bourgeons de celles-ci annoncent l'arrivée du printemps. Le ciel, d'un bleu serein, est parsemé de quelques nuages. Depuis la fin du mois de mars, les températures ont augmenté et l'hiver a pris fin.

Assise sur mon lit, un livre entre les mains, je contemple le mouvement des petites masses vaporeuses, présentes dans le ciel. Un léger sourire sur le visage, je me perds dans mes pensées et mes souvenirs. Depuis le mois dernier, Laure et moi ne nous quittons plus. Il est désormais hors de question de passer une journée sans l'autre. Nous nous rendons mutuellement visite, ou bien nous nous égarons dans les innombrables rues de la ville. Nous n'avons plus aucun secret entre nous et partageons absolument tout. Je n'aurais jamais imaginé vivre une telle symbiose avec quelqu'un. Mais Laure me comprend mieux que personne et rester à ses côtés est devenu ma plus grande joie. Je refuse d'imaginer une journée sans elle. Je trouve incroyable que l'on ait pu devenir plus proches que l'on ne l'était déjà.

Je sors de ma contemplation et tourne la tête vers l'intérieur de ma chambre. Elle me paraît désormais bien triste. Un pied à perfusion trône à côté de mon lit et des tubes neufs sont placés sur ma table de nuit. À l'autre bout de la pièce, un fauteuil roulant, immobile, siège devant la porte. Je ne supporte pas l'idée d'arrêter de marcher, mais le médecin a été clair : à partir du mois d'avril, il m'est interdit de sortir, même sur une courte distance, sans utiliser ce fauteuil. Puisque le mois en question vient à peine de commencer, il va falloir que je m'y fasse. Ma chambre serait devenue un véritable enfer, avec toutes ces précautions médicales, si elle n'était pas remplie de bons souvenirs. Je me lève très lentement de mon lit, analysant les réactions de mon corps. Il s'agit de ne pas s'évanouir maintenant. Il ne me reste environ qu'un mois à vivre. Perdre quelques heures serait un honteux blasphème.

Une fois assurée que les vertiges me laisseront tranquille, je me dirige vers la bibliothèque et repose mon livre. Sur l'étagère du dessus, j'effleure doucement la couverture d'un roman que Laure m'avait donné, prétextant qu'il était son préféré. J'ai arrêté de compter le nombre de fois où je l'ai lu et relu, tant l'histoire était prenante et bien écrite. Lorsque je me retourne, mes yeux glissent sur mon bureau, inhabituellement rangé. À côté de ma lampe, le petit cheval de bois semble me regarder fixement. Je me rappelle l'avoir acheté, lorsque Laure et moi étions parties nous promener dans le quartier marchand. Il neigeait ce jour-là et nous venions juste de nous avouer nos sentiments.

J'ai l'impression que cela remonte à des années, alors que c'était seulement en décembre. Je souris lorsque je me rappelle tout ce que nous avons vécu depuis cet aveu. Je suis parfaitement consciente que le prochain mois sera mon dernier mois. Pourtant, je n'arrive pas à éprouver de la peur ou de l'appréhension. Je reste complètement neutre face à mon décès imminent. Parce que je ne regrette rien. Cette année passée aux côtés de Laure fut le plus beau cadeau d'adieu. Et je n'ose imaginer ce qu'elle aurait été, si je ne l'avais pas rencontrée. Si je n'étais pas allée au parc, ce jour-là. Si nous ne nous étions jamais adressé la parole. Cette dernière année aurait été vide, bien trop vide. Si je ne suis pas effrayée par la mort, c'est parce que je suis comblée et épanouie. Je n'ai aucun regret, alors je peux partir, l'esprit tranquille.

Une fois ces réflexions closes, je sors de ma chambre et me rends dans le salon. Mon père est assis sur le canapé, devant un reportage télévisé. Ma mère est partie faire les courses, il y a un quart d'heure. Ne sachant quoi faire, je m'approche du sofa. Lorsque mon père remarque ma présence, il m'arrête aussitôt :

— Jeanne, si tu tiens à aller dehors, il faut que tu prennes le fauteuil roulant. Je sais que ça t'embête, et je peux le comprendre, mais c'est un ordre du médecin, pas un conseil.

Je souris, avant de m'asseoir à ses côtés :

— Ça tombe bien, je pensais rester à la maison pour aujourd'hui.

ll sourit à son tour, avant de s'excuser pour m'avoir réprimandée sans raison. Je sais qu'il est inquiet pour moi, donc j'oublie vite son erreur. Ces derniers mois, mes parents ont remarqué que j'étais plus euphorique que je ne l'avais jamais été. Ils ne savent pas pourquoi, et je ne souhaite pas leur avouer. Ils ont assez de problèmes comme ça, nul besoin de leur annoncer que je suis amoureuse de Laure.

Je m'intéresse un bref instant au reportage : il traite de la maltraitance des animaux dans les cirques. Un sujet aussi morne me décourage bien vite. Je décide donc de quitter le canapé, laissant mon père à son occupation, avant de sortir sur la terrasse.

L'air frais du printemps me détend et les effluves des fleurs à peine écloses m'apaisent. Les rayons du soleil, déjà haut dans le ciel, ne sont ni trop forts ni trop faibles. Je profite de cette atmosphère printanière et sereine, en fermant les yeux. Ce simple instant pourrait être paradisiaque, si Laure était à mes côtés. Sans elle, tout me semble bien moins utopique. Je soupire intérieurement : j'aimerais tant qu'elle soit là. Finalement, je décide de retourner dans ma chambre et de reprendre ma lecture. Une fois installée sur mon lit, je sens mon téléphone vibrer dans ma poche. Je réponds à l'appel machinalement, sans même savoir qui me contacte. Alors que je pensais entendre la voix de ma mère, c'est celle de Laure que je perçois.

Aussitôt, une vague de joie s'empare de mon corps et je me fais violence pour ne pas l'exprimer oralement. Laure semble, elle aussi, heureuse de pouvoir m'entendre. Elle m'explique brièvement qu'elle ne pourra pas me rendre visite cette après-midi, puisqu'elle est déjà attendue chez ses grands-parents. Je lui réponds qu'elle n'a pas à s'excuser et qu'entendre sa voix me comble déjà de bonheur. Elle se tait un court instant, et je l'imagine prise d'embarras, à l'autre bout du fil. Puis elle reprend la parole et demande de mes nouvelles. Nous commençons alors une longue, très longue conversation. De nos activités du matin à la reprise des cours du lendemain, nous discutons de tous les sujets possibles et incongrus. Nous parlons à tour de rôle, mais rions ensemble. Parfois, un doux silence s'installe et, chacune de notre côté, nous pensons à l'autre, sans jamais le dire. Entendre le timbre si particulier de sa voix et la douceur de son rire me rend à la fois euphorique et sereine. À ce moment, mon seul regret est qu'elle ne soit pas ici. J'aimerais qu'elle soit devant moi, assise sur ce lit. J'aimerais qu'elle me regarde, avec cet éclat rieur et tendre dans ses yeux. J'aimerais qu'elle me prenne dans ses bras, et que je puisse me délecter de son parfum et de sa chaleur. J'aimerais qu'elle tienne mes mains, et que chacune d'entre nous se perde dans le regard amoureux de l'autre.

Après plusieurs heures, nous raccrochons enfin. La batterie de mon téléphone n'a pas semblé apprécier cette longue conversation. Je le mets donc à charger, avant de m'allonger sur mon lit, serrant mon oreiller dans mes bras. Les yeux levés vers la fenêtre, je remarque les nuances orangées du crépuscule. La journée se termine déjà. Je n'ai pas vu Laure aujourd'hui, mais lui parler m'a semblé suffisant. Je me demande si elle pense la même chose. Puis je me réconforte en me rappelant que demain matin, elle sera là, devant ma porte, à m'attendre pour que nous puissions aller au lycée ensemble.

Memento MoriOù les histoires vivent. Découvrez maintenant