Chapitre 25

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— Nous reviendrons te voir demain, Jeanne.

C'est presque devenu une routine : lorsque mes parents finissent leur journée de travail, ils passent à l'hôpital et y restent environ deux heures, avant d'être obligés de repartir. À chaque fois qu'ils quittent ma chambre, je lis la peur dans leur regard. Cette peur qu'ils essaient de taire, cette peur de ne pas être là lorsque je partirai. Et aujourd'hui n'échappe pas à la règle. Malgré leur discrétion à toute épreuve lorsqu'ils me font face, je perçois leur tristesse et leur angoisse. Alors que mon père referme la porte, j'entends ma mère éclater en sanglots dans le couloir. Je serre les poings, essayant de contenir mes propres larmes. Je me sens tellement coupable de leur faire subir cette torture. Chaque jour, lorsqu'ils quittent cette pièce, ils me lancent un regard d'adieu, songeant que je ne serai peut-être plus là demain. Et je ne supporte plus de les voir souffrir à cause de moi.

Environ une heure plus tard, quelqu'un frappe à la porte. Lorsqu'elle s'ouvre, l'espoir que ce soit Laure illumine mon visage, avant que je ne sois déçue par l'arrivée d'Alain. Le remarquant, il me lance :

— Ma présence te dérange-t-elle à ce point ?

Gênée d'avoir pu paraître malpolie, je tente de me rattraper :

— Non, pas du tout, c'est...

Aussitôt, il se met à rire avant de me répondre :

— Ne t'en fais pas, je te taquine.

Je souris en retour, tandis qu'Alain vérifie mes perfusions. Quelques minutes plus tard, une fois qu'il s'est assuré que tout allait bien, il s'arrête devant la porte et se retourne vers moi :

— Au fait, ne t'inquiète pas. Quand je suis monté à l'étage, elle était dans le hall d'entrée. Elle ne devrait pas tarder maintenant.

Il me lance un clin d'œil malicieux, avant de disparaître dans le couloir. Alain a donc lui aussi remarqué les visites régulières de Laure : se doute-t-il de quelque chose ? Je hausse machinalement les épaules, ne portant pas une grande attention à ce que les autres peuvent penser de nous. La déduction de l'infirmier s'avère, puisque seulement quelques instants plus tard, Laure fait son entrée dans ma chambre. Elle s'approche du lit et m'embrasse sur le front, avant de demander :

— Comment vas-tu ?

Je lui souris affectueusement, avant de répondre :

— Un peu plus fatiguée qu'hier, mais sans doute moins que demain.

Laure me lance un regard qui se veut compatissant, avant d'aller remplacer les fleurs fanées, avec celles qu'elle apporte. Puis, elle revient à ma droite, s'asseyant dans le fauteuil dédié aux visiteurs. Elle s'accoude sur le lit d'hôpital, prenant ma main dans la sienne, avant d'engager notre discussion habituelle. Elle me raconte ce qu'il se passe au lycée et je lui résume les péripéties de l'hôpital. Ainsi nous avons l'impression de faire partie de ces deux mondes, si différents et éloignés l'un de l'autre. Outre l'ennui du cours de mathématiques et le patient qui a fait irruption dans ma chambre, après s'être trompé d'étage, il ne nous reste plus grand-chose à dire. Nous décidons donc de lire, ensemble.

Laure sort un roman de son sac et le pose sur le matelas, entre nous deux. Je ne le connais pas, mais si elle l'a apporté, c'est qu'il va sans doute me plaire. Tenant toujours ma main dans la sienne, Laure tourne la première page et nous nous plongeons dans l'histoire.

Cela fait déjà un quart d'heure que nous lisons, mais plus nous avançons dans la lecture, plus les phrases me semblent difficiles à comprendre. Les lignes se confondent entre elles, et il me faut cligner plusieurs fois des yeux pour parvenir à les déchiffrer. Après les phrases, ce sont les mots qui se mélangent. Puis les lettres. Rapidement, la page devient un fouillis de symboles que je ne reconnais même plus. Sans m'en rendre compte, ma respiration est devenue haletante, comme si j'étais essoufflée, après un effort physique. Je ressens un léger affaiblissement et mes paupières deviennent lourdes. Pourtant, je n'ai pas sommeil. La fatigue... Non, ce n'est pas de la fatigue. C'est bien plus que cela.

L'air s'échappe lentement de mes poumons et, étrangement, je comprends que c'est maintenant. Je ne saurais expliquer pourquoi et comment j'en suis convaincue : un instinct, une lucidité inexplicable, me met en alerte et m'informe que cette fois, c'est bel et bien la fin qui débute.

— Jeanne, tu as fini de lire la page ?

Laure lève les yeux du livre, pour les poser sur moi. Son visage se ferme lorsqu'elle comprend que ça ne va pas. Ma gorge se serre et l'air siffle lorsque je l'inspire. Je tourne la tête vers l'électrocardiographe, à ma gauche, dont les signaux se sont affaiblis. Les quelques bruits stridents qui s'en échappent se font de moins en moins nombreux et rapprochés. Il n'y a plus aucun doute à avoir : je comprends que ça arrive, et que c'est maintenant. Je tourne la tête à nouveau, mais, de l'autre côté, les yeux de Laure se posent à leur tour sur les signaux sonores de mon rythme cardiaque. La peur voile son regard un bref instant, avant qu'elle ne se lève rapidement, faisant tomber le livre par mégarde. Alors qu'elle s'apprête à aller chercher les médecins, je lui attrape la manche et l'implore :

— Laure, s'il te plaît... Reste... Ils ne peuvent rien faire.

Ma main retombe mollement dans le vide, la force physique nécessaire me manquant. Laure semble hésiter un instant, avant de se rasseoir près de moi. Elle reprend ma main dans la sienne et je peux sentir ses doigts trembler contre ma paume. Je tente de les entrelacer avec les miens, bien que mes muscles ne semblent plus en être capables.

Tandis que ma respiration stagne, demeurant douloureuse et succincte, ma vision se trouble peu à peu. Le décor devient légèrement flou, mais je parviens encore à en distinguer les détails. La fatigue se fait de plus en plus insistante, pourtant je refuse de fermer les yeux maintenant. Laure cherche désespérément à maintenir un contact visuel avec moi. Je sens son angoisse, et je refuse de la laisser dans un tel état. Je voudrais pouvoir parler pour la réconforter, lui assurer que tout ira bien, mais ma gorge empêche les sons de s'échapper. Mon regard se perd peu à peu dans le vide et bientôt, je ne distingue plus que des taches de couleurs.

Le bruit de l'électrocardiogramme s'affaiblit. L'épuisement a raison de moi et mes yeux se ferment malgré ma volonté. Désormais, seule l'obscurité m'entoure et les signaux sonores retentissent dans mon crâne. Je sens que Laure serre ma main un peu plus fort, et j'essaie, tant bien que mal, de serrer la sienne en retour. C'est la seule sensation qui me prouve que je ne suis pas seule, et la savoir à mes côtés me permet de rester calme.

Soudain, mes tympans me rapportent un léger bruit, particulièrement doux, presque inaudible. À travers le brouillard dans lequel je plonge indubitablement, je parviens à reconnaître la mélodie. Elle connote quelque chose d'ancien, mais de très joyeux. Un événement qui me paraît lointain, mais que je suis pourtant incapable d'oublier. Ma matière grise fournit un dernier effort et la mémoire me revient : c'est la même chanson que le jour où j'ai rencontré Laure. Aussitôt, de nombreux souvenirs resurgissent : le reflet du soleil sur le lac, le feuillage du saule pleureur, la silhouette encore inconnue de Laure. Et ces quelques notes, virevoltant dans l'air d'automne. Ce passé me semble si loin désormais si inaccessible. En me rappelant de tout ce que nous avons vécu depuis ce jour, je souris inconsciemment, laissant une larme glisser sur ma joue. Sa voix que je perçois encore, bien que faiblement, est plus sublime qu'elle ne l'a jamais été. Elle est forte, puissante, appliquée, mais incroyablement suave, presque angélique.

Mon cœur peine à me maintenir en vie. C'est bientôt. Quelques frissons remontent le long de mon bras, m'informant des larmes qui chutent sur cette main, qu'elle tient désespérément entre les siennes. Même si ma capacité à réfléchir s'éteint au fur et à mesure que défilent les secondes, je rassemble mes forces dans un dernier effort : je tends ma main vers elle, effleurant de mes doigts ce que je reconnais être son visage. Puis, je pose doucement ma main contre sa joue, essuyant ses larmes à l'aide de mon pouce. La fin approche. Je lui offre un dernier sourire, et mon cœur se serre lorsque je sens le sien se former sous mes doigts. La fin est là. Pourtant, à cet instant précis, je suis heureuse. Tout simplement heureuse. J'espère qu'elle le sera, tout au long de sa vie. Il est temps. J'ouvre la bouche et, dans un souffle final, je lui murmure :

— Au revoir...

Puis ma voix s'évanouit.

Et tout disparaît.    

Memento MoriOù les histoires vivent. Découvrez maintenant