Épilogue

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Un coup de vent inattendu survient et traverse les branches des sapins alentour. Ce sont les seuls arbres qui conservent leur habit, tandis que leurs voisins ont déjà perdu leur feuillage. Le ciel, délicatement grisé, annonce indubitablement la pluie.

Au loin, trois silhouettes s'approchent. Elles glissent entre les pierres dressées verticalement, en l'honneur de ceux qu'elles renferment. Les ombres se rapprochent. La plus grande d'entre elles tient les deux autres par la main, comme de peur qu'elles puissent s'enfuir. Son pas est léger, serein, presque habitué. Au contraire, les deux autres silhouettes ont une démarche énergique, sans doute impressionnées par ce nouveau lieu qu'elles ne connaissent pas.

Les trois visiteurs sortent enfin du décor et s'arrêtent devant une sépulture, ressemblant tristement aux autres. L'adulte qui accompagne les enfants, s'agenouille devant celle-ci, et y dépose un bouquet de fleurs. Elles ne sont nullement sophistiquées : ce sont seulement des fleurs des champs, dont les tiges inégales indiquent qu'elles ont été coupées à la main. Le visage de l'adulte est encore jeune, mais la maturité et l'expérience sont déjà ancrées dans son regard. Celui-ci contemple l'épitaphe, à travers un voile de nostalgie.

Les enfants, restés sagement aux côtés de leur mère, commencent à s'impatienter. L'un des enfants, le plus âgé, tire sur sa manche, exprimant silencieusement son envie de partir. La mère lui sourit en retour, avant de répondre :

— Encore quelques minutes, d'accord ?

L'enfant fait la moue, mais ne conteste pas. Pour que les minutes passent plus vite, le second enfant décide de questionner sa mère :

— Dis maman, qui est enterré là ?

La question la surprend quelque peu, mais elle répond, d'un calme à toute épreuve :

— C'était... Mon premier amour.

Aussitôt, la curiosité des enfants est piquée à vif et ils ne peuvent s'empêcher d'enchaîner les interrogations, à tour de rôle :

— Pourquoi il est mort ?

— À cause d'une vilaine maladie.

— Mais tu l'aimes encore ?

— Oui, au fond de mon cœur.

— Ça veut dire que tu n'aimes plus Papa ?

La mère sourit, laissant glisser son regard vers l'aîné.

— Non mon ange, Papa et moi sommes amoureux. Mais je garde tout de même une petite place dans mon cœur, pour cette personne. Tu comprends ?

— Pas vraiment... C'est compliqué, maman.

— Oui... C'est compliqué.

— Maman, on pourra la rencontrer un jour ?

— Qui donc ?

— La première personne que tu as aimée.

Elle rit doucement, passant doucement sa main dans les cheveux bouclés de l'enfant.

— Peut-être, qui sait.

— Tu crois qu'elle nous aimera ?

En se replongeant dans de lointains souvenirs, où cette personne était pleine de vie et débordante de gentillesse, elle murmure en guise de réponse :

— Je n'en doute pas une seconde.

— Maman, tu penses qu'elle t'aime encore ?

Son regard passe brièvement sur le nom qu'affiche la pierre, en face d'elle. Elle soupire longuement.

— Je l'espère sincèrement.

Le calme revient peu à peu et l'ennui aussi. Les enfants décident donc de s'éloigner un peu, pour pouvoir jouer entre eux sans risquer de briser un vase ou de déranger qui que ce soit. Malgré leur bonne volonté, leurs espiègleries sont si bruyantes que nous pouvons les entendre à l'autre bout du cimetière. La mère leur fait signe d'être plus discrets, avant de se tourner à nouveau vers la tombe.

— Ils sont turbulents, n'est-ce pas ? J'espère que leur présence ne te dérange pas. J'ai pensé que c'était important, pour toi comme pour moi, de les amener ici. Ils sont encore jeunes, mais je fais de mon mieux pour les élever comme il faut.

Une bourrasque lui permet de marquer une pause.

— Tu avais raison, Jeanne. J'avais une vie à construire, une fois que tu es partie. Des années plus tard, j'ai rencontré mon mari. Puis nous nous sommes mariés. Et nous avons eu deux enfants. Je m'approche de ma troisième décennie, tu sais ? Dit comme cela, j'ai l'impression de n'avoir rien vécu. Alors qu'il s'est passé tant de choses... Je veux que tu saches Jeanne, même si tu ne m'entends sans doute pas, que je t'aie toujours gardée dans mon cœur. J'aime le père de mes enfants, bien sûr. Mais mes sentiments à ton égard n'ont jamais faibli. C'est pourquoi je suis là aujourd'hui.

Elle posa sa main sur le rebord de la pierre froide, se remémorant la chaleur de son corps, qui n'est plus.

— J'espère que tu es fière de moi. J'ai une famille désormais, et de beaux souvenirs avec toi. J'ai tout pour être heureuse. Et c'est grâce à toi. Je ne te remercierai jamais assez. Je reviendrai te voir, c'est promis.

Elle retira sa main, avant se retourner.

— Les enfants, venez dire au revoir !

Ils courent jusqu'à leur mère avant de demander, curieux :

— À qui, maman ?

— À la première personne que j'ai aimée.

— Mais maman, c'est une pierre...

— Tu ne penses pas qu'elle puisse t'entendre, d'ici ? Tu devrais la saluer convenablement.

— D'accord... À bientôt, madame la pierre !

— On reviendra te voir, madame la pierre !

Elle sourit, amusée par leur innocence, et en se levant, elle caresse une dernière fois le haut de la tombe froide. À travers son marbre, elle a l'impression de sentir encore les battements de ce cœur, qui était si fragile et si précieux. Puis avec la plus profonde tendresse, elle murmure :

— Au revoir, Jeanne.    

Memento MoriOù les histoires vivent. Découvrez maintenant