Chapitre 2 :

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Lorsqu'il fallut se réveiller, la ville de Bree était encore plongée dans la noirceur de la nuit. La pluie n'avait cessé de se déverser, et l'air frais se faisait sentir dans chaque logis. C'était un temps à ne pas sortir des bras de son lit.  

Aingeal se leva cependant, glissant hors de ses draps de façon silencieuse. Elle enfila ses bottes, ajusta son corset et ses brassards, passa sa ceinture à la taille et pour finir, s'enroula dans sa cape noire. Son masque était posé sur une petite table de nuit, attendant patiemment d'être porté, comme il en était ainsi depuis longtemps déjà. La voyageuse s'approcha et le toucha du bout de ses doigts. Le métal était froid. Comme l'expression du masque : froide. Et cette couleur grise... froide. L'étrangère et son deuxième visage se fixèrent quelques secondes. Il semblait rire d'elle. 

Ne supportant pas cette impression, Aingeal le mit sans attendre plus attendre. La froideur du masque lui mordit les joues et le nez. Elle termina de se préparer en attachant ses cheveux, noirs comme les plumes d'une corneille, en une natte rapide puis en rabattant sa capuche sur sa tête ; elle attacha son épée à ses hanches, prit son sac et son carquois et sortit de sa chambre. 

Bien qu'elle fût des premiers à être debout, la femme masquée craignait au fond d'elle que l'héritier de Durin ne soit parti. Elle décida de s'en assurer auprès de l'aubergiste, déjà levé et activé. Installé derrière son comptoir, il nettoyait des chopes et des bols pour le petit-déjeuné. Un feu avait été allumé dans la cheminé au fond de la pièce, projetant une douce lumière sur les murs et les meubles. Tout était vide et calme. On entendait seulement une légère agitation dans les cuisines, comme des casseroles qui tintaient, des couteaux qui tranchaient ou des voix qui ordonnaient.

Aingeal s'approcha du comptoir et s'assit sur l'un des grands tabourets, dévisagée par le bonhomme qui s'étonnait de voir un client debout à cette heure-ci. Ou bien peut-être était-ce à cause de son masque et son allure. N'y faisant attention, elle le salua d'un signe de tête. 


- Qu'est-c'que j'vous serre ?, demanda l'aubergiste en posant le verre qu'il essuyait. 


- Rien, merci, répondit la femme masquée d'une voix douce. Seulement, pourriez-vous me dire si vous avez vu un nain avant moi ?

Je n'ai vu personne avant vous. Pour tout vous dire, vous êtes la première personne que j'vois. 


L'étrangère ne fit qu'acquiescer silencieusement en toute réponse. Ainsi n'avait-elle donc pas manqué le prince. Désormais, il s'agissait de surveiller son départ, et de le suivre sans jamais être vue. Mais par quel moyen ? 

Quelque chose sauta sur le bar, coupant court aux pensées de la voyageuse. C'était le chat noir de la veille. Il s'assit aux côtés d'Aingeal et posa ses yeux jaunes sur elle. Celle-ci pencha la tête sur le côté, amusée par cette petite bête. Elle tendit la main vers elle et lui gratta le crâne entre ses deux oreilles. Le chat ferma les yeux et ronronna de plaisir, appréciant ce geste. Désirant plus, il poussa sa tête contre sa paume et redoubla de ronronnements. Derrière son faciès de fer, Aingeal souriait. Et soudain, elle cessa tout mouvement : une illumination lui venait à l'esprit.

« Par quel moyen » ? C'était une question toute bête maintenant qu'elle en avait la réponse. Et ne pas y avoir songé plus tôt fut bien stupide de sa part. La voyageuse sortit des pièces de sa bourse, les déposa sur le comptoir et traversa la salle jusqu'à la sortie. Le froid la saisit quelques instants, pénétrant ses habits comme une lame pénètre la chair. Le brouillard matinal peinait à se retirer des rues, il s'écrasait de tout son poids sur les toits des maisons, sur les pavés noyés dans l'eau de pluie, et sur le peu de personnes qui avaient osé sortir. 

Aingeal trouvait que tout était lourd et pesant ces derniers temps automnaux. L'air était humide et gras, le ciel toujours noirci d'épais nuages, tout cela allant avec ce qu'avaient ressenti l'Istari et la Cailínag fulaingt : le réveil d'une force obscure. Entre autre, ces intempéries étaient à prendre aux sérieux.

Le moment n'était pas le bon pour penser à cela. Une étroite ruelle faisait face au Poney Fringant. La femme masquée s'y engagea dans le but de s'y cacher. Elle s'assura que personne n'était là, ni ne la voyait. Seuls des rats couraient le long des murs. Des caisses abandonnées et remplies de déchets pourrissaient, entassées les unes sur les autres. Ce fut derrière celles-ci qu'Aingeal décida de se dissimuler. Elle s'accroupit et, dans le doute, jeta un dernier coup d'œil tout autour d'elle. La voie était libre. Elle pouvait enfin exécuter son idée. 

Une lueur mauve émana de ses doigts, puis se déploya et s'enroula autour de ses bras et enfin, de tout son corps. Et à la place d'une silhouette de femme, apparut une silhouette de chatte. Une chatte aussi noire que le charbon. Elle pourrait être tout à fait ordinaire, mais ses iris la trahissaient : ils étaient violets comme le plus parfait des améthystes.

Aingeal sauta avec souplesse sur les caissons pour s'y asseoir. Sur son trône de fortune, elle avait vue sur l'entrée de l'auberge pour voir quiconque entrait ou sortait. Tandis qu'elle attendait, la ville se réveillait. Le claquement des sabots de chevaux se faisaient entendre ; des voix s'élevaient en même temps que les échos d'activités quotidiennes, comme un forgeron qui tapait sur son enclume, un charpentier qui sciait le bois, une femme qui battait son linge. Sous sa forme de chatte, la voyageuse entendait tout cela, et bien plus encore. 

Son ouïe n'était pas le seul sens de développé. Dans cette sombre matinée, où il n'était pas possible de voir plus loin que le bout de son nez, l'étrangère perçait les ténèbres avec ses yeux de chat. Rien ne lui échappait. 

C'est là qu'elle le vit : Thorin Écu-de-Chêne, prince héritier d'Erebor, parut à l'encadrement de la porte du Poney Fringant. Si les chats avaient eu la possibilité de hausser des sourcils, c'est bien ce qu'aurait fait Aingeal. Pour un nain, il était grand. Mais comme tous les nains, il était méfiant. Le descendant de Durin regarda tout autour de lui, la main serrée autour de la garde de son épée. Ses yeux s'attardèrent sur ce qu'il croyait être un chat de gouttière comme un autre, avant qu'il ne se décide de partir. La voyageuse le laissas'éloigner, puis sauta au sol et entreprit de le suivre à distance, comme il en fut convenu avec Mithrandil. 

Ainsi, pendant une bonne poignée de minutes, elle le suivit tranquillement. Enfin, si je puis dire tranquillement, car Thorin avait la marche rapide. Et quand on est un chat, ça n'est pas de tout repos. C'était donc en trottant qu'Aingeal allait à sa suite. L'entrée principale de Bree fit son apparition : une grande palissade en bois, avec en son centre, une porte. Elle se tenait entre deux murs de pierre qui entouraient la ville. Le jour, elle était grande ouverte, rendant accessible les lieux. De nuit, elle était fermée et surveillée par un gardien qui n'ouvrait que lorsqu'il était assuré de l'identité des passagers.

Elle n'était pas encore ouverte lorsque le prince nain s'en approcha. Ce qui faisait qu'il n'était pas envisageable pour Aingeal de prendre la même sortie. Car lorsque son protéger serait passé, personne ne lui ouvrirait à elle. Elle s'arrêta pour réfléchir à comment est-ce qu'elle allait traverser. Autour d'elle, des potagers, des petits pâturages où des bêtes broutaient l'herbe, des maisons. L'étrangère se dépêcha d'accéder à l'une d'elle, de l'escalader jusqu'au toit, tout cela avec agilité et souplesse. Une fois au sommet, Thorin avait déjà atteint la porte. Rapidement, la voyageuse sauta d'un toit à l'autre, se laissa glisser sur les tuiles de la dernière maison qui côtoyait le mur, pour enfin atterrir sur le haut de ce dernier. De là, elle fit un dernier bond et se retrouva sur ses quatre pattes, sans aucune égratignure, sur le sol. Elle se secoua pour détendre ses muscles, et lécha -par mauvais réflexe de félin- sa patte. Le bruit de la porte qui s'ouvrait la ramena aux aguets. Elle bondit dans les bois qui faisaient face à Bree, et se tapit dans l'obscurité des buissons. 

Le nain passa la porte, prêt à reprendre la route, mais cette fois-ci non pas pour un but en vain, en quête de son père disparu. C'était dans le but de reprendre ses terres, son royaume, et plus précisément, son trône qui lui était dû. 

The Hobbit - La Corneille du RoiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant