Chapitre 8 : L'agonie du vieux monde

145 9 67
                                    


« Chaque jour de ma vie est une danse, celle des flammes de mon existence. Il me faut danser sans honte cette vie de douleur, de violence, d'amour et de bonheur. Nouvelle danseuse, je veux m'élancer en tourbillonnant dans la libération de l'existence... »

Yosano Akiko

____________________________________

Cette nuit Amata entra en rêve dans le théâtre désert. C'était presque mieux que d'attendre la mort allongée sur un lit sanglant. La scène était poussiéreuse, effondrée en son centre. Un unique et livide rayon de soleil descendait du toit fracassé, suffisant néanmoins pour révéler ce qui se trouvait dans les ombres.

Les deux morts-vivants n'étaient plus véritablement là, demeurait simplement en ces lieux le résidu de leurs silhouettes. Ils l'avaient souvent visitée pendant son entraînement. Cependant le soulagement promis par la vengeance n'était pas venu, les deux ombres accusatrices avaient simplement était remplacées par d'autres terreurs. Ainsi les spectres apparaissaient-ils plus rarement, mère avec sa peau noircie et craquelée laissant voir un dessous rougeâtre, un filet de sang suintant de sa gorge et père flottant au dessus du sol, condamné à l'éternelle immobilité car ses pieds lui faisaient désormais défaut. Le regard des deux cadavres était encore vif et intelligent, comme si leurs âmes se trouvaient cloîtrées dans ces enveloppes en déliquescence, la jugeant, la suppliant, elle ne savait pas. Pourtant, les deux lémures se retirèrent cette fois très vite, l'esprit d'Amata devait avoir trouvé une nouvelle manière de la tourmenter.

Une odeur soudaine lui retourna les boyaux. C'était pourtant l'ordinaire senteur de la de soupe chaude. Or, elle était si déplacée en ce lieu que la nausée lui vint. Iris sortit alors de l'ombre, hiératique et impavide dans son uniforme, avançant sans bruit malgré ses bottes. Ses yeux étaient froids et tranchants comme deux éclats d'obsidienne et, oh, qu'elle paraissait vieille ! Son amie se tint devant elle et lui tendit le plateau de nourriture, malgré la douleur que devait lui causer sa blessure sanglante à l'épaule :

-Amata c'est l'heure de manger, lâcha-t-elle.

Ce simple geste lui fit monter les larmes aux yeux. La jeune femme se sentit penaude et honteuse. Iris était la seule personne à faire naître en elle ce sentiment de petitesse et de médiocrité. Tout lui revint alors en mémoire et elle sanglota :

-Je suis désolée Iris, vraiment je suis désolée pour tout ! Tout ce temps que tu as passé à t'occuper de moi, je sais que ça t'a pesé. Va t'occuper de toi et de ta blessure.

-Il est trop tard, rétorqua l'autre avant de poser le plateau et de la laisser seule.

*

Amata pesta en s'arrachant brutalement à son lit. Le sommeil était toujours une épreuve et elle appréhendait de s'abandonner à ses profondeurs froides et sanglantes. La jeune femme grimaça, quel stupide songe ! Iris qui l'abandonnait et puis quoi encore ? Rêver de ses collègues entrain de faire le poirier aurait été plus logique. Pourtant, la brûlure de l'humiliation continuait de la lancer. « ça a dû être atroce pour elle, je le sais. Je sais aussi qu'elle ne m'en veut pas parce que je n'étais pas dans mon état normal. Mais  je ne peux pas m'empêcher de me haïr ». Son bras gauche lui fit mal et elle toucha instinctivement son moignon. Le fantôme avait fini par se dissiper, mais il lui arrivait encore rarement de sentir des doigts inexistants, d'avoir l'impression de pouvoir les faire jouer. Ces moments faisaient monter en elle une terrifiante angoissante face à laquelle elle n'était rien.

Le silence régnait autour d'elle, Amata était sa proie, il allait la dévorer. La nuit était bien avancée et rien ne bougeait autour d'elle. Cela lui donnait la chair de poule et elle commençait à avoir froid, ce qui n'était pas particulièrement bon signe. Quelques pas rapides la portèrent jusqu'à la fenêtre, ses pieds nus glissant sur le sol. Elle habitait au dernier étage de la pension et sa vue était obstruée par des toits qui lui masquaient la mer. Pourtant, la lune bienveillante régnait ce soir à son apogée et trônait au-dessus de la ville. Amata ouvrit la fenêtre pour respirer un peu d'air frais et laisser la lueur sélénite lui caresser le visage. Purs rayons d'argent, quelle splendeur ! Cette contemplation dévia un peu son esprit de ses sombres pensées, calma son envie de courir, de sortir loin de cet endroit étouffant.

La fiancée et la mer (Fanfiction Violet Evergarden)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant